ON DIT QU’HOMERE ETAIT AVEUGLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Luc ARLOTTI

 

 

 

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ON DIT QU’HOMERE ETAIT AVEUGLE.

 

Le bar était presque vide, ce qui n’était pas du tout anormal pour un milieu d‘après-midi ensoleillé de juillet . Emile, le patron, lisait paisiblement un journal qu’il avait soigneusement déplié sur le zinc . Il détacha lentement son regard de l’article qu’il parcourait pour jeter un œil sur l’homme qui venait d’entrer et qui le fixait avec un air de chien perdu et fatigué mais qui, malgré tout, attend patiemment que quelqu’un de bon lui offre un os à ronger.

Emile lui lança son habituel regard interrogateur, celui qui en fait signifie : « et qu’est-ce que ce sera, pour vous ? », ce que comprit parfaitement le nouvel arrivant puisqu’il ordonna d’une voix assurée :

-     Mettez-moi un whisky ! Plutôt un glenlivet et tant qu’à faire, bien tassé !

Dans la salle , quatre hommes qui semblaient relativement âgés  tapaient la carte , silencieusement , avec une économie de  gestes et de mots qui démontrait que leur partie était un rituel répété quotidiennement depuis des années et des années. Et puis, un peu plus loin, juste au fond, à la dernière table , le seul autre client , devant une bouteille de Perrier et un grand verre dans lequel flottaillait une  rondelle de citron.

L’homme à la mine de chien perdu ou de chien battu prit son verre de whisky, le porta à ses narines pour le humer , inspira longuement tout en fermant les yeux puis se tourna vers la salle et se dirigea lentement vers les quatre joueurs de cartes . Emile l’observait , motivé par une curiosité bonnarde car des types à l’allure bizarroïde , il en avait vu passer plus qu’à son tour depuis le temps qu’il officiait dans son bar. Ce n’était donc pas ce nouveau venu qui allait l’intriguer plus que de coutume. Et il le vit aller vers la table composée d’Albert et Gaston , les deux veufs  retraités qui étaient partenaires depuis des lustres et qui buvaient invariablement la même chose depuis le premier jour de leur première partie : une suze pour Albert et un diabolo cassis pour Gaston. Leurs adversaires , quant à eux , faisaient preuve d’un peu plus d’originalité dans le choix de leurs boissons qui pouvaient couvrir une large gamme allant du demi en été jusqu’au café-rhum en hiver en passant assez souvent pour chacun des deux par des ballons de rouge.

Alors qu’Emile était convaincu que le buveur de whisky allait aborder les quatre joueurs de belote, il le vit se détourner de leur table pour se diriger vers le client du fond , celui qui rêvassait devant une bouteille de Perrier à moitié vide, posée à côté d’un verre contenant une rondelle de citron et  de l’eau gazeuse . Il tira la chaise qui était  en face de lui, s’assit sans rien demander puis dit :

-     Le mythe d’Orphée, ça vous dit quelque chose ?

Pour toute réponse à la question qui aurait pu être posée par un professeur de philo un jour d’oral de bac , un regard dans lequel Emile qui continuait d’observer , comprit que la curiosité n’allait pas effacer le besoin de plénitude qu’éprouvait son client qui fixa de nouveau son attention sur sa bouteille à moitié pleine .Ce qui n’empêcha pas le nouvel arrivant de continuer :

-     Parce que moi, si j’avais compris une des significations du mythe d’Orphée, y’a certainement des choses que j’aurais pas faites. Des choses que j’aurais pas dû faire, d’ailleurs ! Tiens, par exemple, avant, je buvais pas. Rien…Pas ça , continua l’homme en raclant le dos de son pouce contre ses incisives…Et maintenant, je suis vraiment pas le dernier pour ce qui est de laisser ma part aux chiens. Bien au contraire.

Et il éclata de rire .

-     C’en est vraiment à se pisser dessus ! reprit-il. Comme tout le monde se fout de ma gueule, j’vois pas pourquoi moi, le premier intéressé  après tout, j’m’en priverais. Dans le regard de tous ceux que je connais, il y a un air de « J’t’avais bien dit qu’il fallait pas faire ça ! On t’avait pourtant prévenu, bougre d’imbécile ! »…Comme si les choses étaient aussi simples. C’est tellement facile pour ceux qui ne sont pas en situation de donner des conseils . C’est sûr que comme ils n’ont pas le nez dans le guidon , ils ont un peu plus de recul mais merde , personne ne peut savoir…

Il cessa son monologue, posa ses deux coudes sur la table et se passa les paumes des mains sur les yeux, comme s’il s’essuyait des larmes . Emile continuait de l’observer et attendait une quelconque réaction de l’ homme au Perrier mais celui-ci demeurait toujours aussi détaché.

-     En fait, vous avez devant vous l’illustration parfaite de l’histoire d’une déchéance. Celle d’un petit bourgeois, cadre supérieur dans une bonne boîte de la région parisienne , avec un salaire qui lui permettait d‘assurer confortablement le gîte et le couvert à toute sa famille  sans le moindre  problème de fin de mois, ce qui ,somme toute, n’est pas chose aisée par les temps qui courent…Alors , ce valeureux  cadre supérieur, il faisait le bonheur de sa petite femme qu’était toute contente de sa petite vie dans sa petite maison de la belle banlieue ouest…Mais, je ne vous apprends rien parce que faut pas oublier que je suis ici, à Versailles et que des braves cons comme moi, il doit y en avoir des palanquées. Si ça se trouve, vous-même , vous en êtes…

Il semblait attendre une réponse mais aucun mot de la part de l’homme assis en face de lui ne parvint à ses oreilles .Alors, il reprit , en répondant lui-même à la question qu’il avait posée :

-     Non, je ne pense pas …Parce que les cadres sup , ils sont rarement dans un bar à quatre heures de l’après-midi. Quoique vous pourriez très bien être en vacances après tout , puisque nous sommes en juillet… mais si vous étiez en vacances, vous seriez en famille, bien gentiment au bord de la mer ou à la campagne avec maman, chez vos beaux- parents.

Il porta une nouvelle fois son verre à ses lèvres et descendit plus de la moitié de la rasade que lui avait servie Emile. Il essuya une grimace qui marqua rapidement son visage et qui démontrait qu’il n’était pas véritablement habitué à l’alcool. C’est certainement pour cette raison que l’homme assis à la table en face de lui ne l’empêcha pas de reprendre son  discours .

-     Non, tu peux pas savoir mec…Tu peux même pas t’imaginer. Tu vois, habituellement, c’était pas ma secrétaire, non, non, c’était la secrétaire du directeur financier mais comme la mienne , de secrétaire, était en arrêt maladie de très longue durée, alors , je lui ai demandé de me taper des notes et des trucs que je ne savais pas faire tout seul. Au début, c’était plutôt sympa ,avec des petites vannes de temps en temps mais rien qui aurait pu me laisser supposer qu’elle avait un plan drague derrière la tête .Surtout que de toi à moi, j’étais le type genre boulot-boulot , pas du style à aller au bureau pour se sortir des nénettes. Tu vois ce que je veux dire ?

Il était évident qu’il avait posé cette question dans le simple but d’obtenir une réponse de la part de son interlocuteur mais cette réponse ne vint pas et une marque de léger désappointement apparut au niveau des yeux de l’homme au whisky qui avait abandonné le vouvoiement pour passer subrepticement au tutoiement , sensé lui apporter encore plus de sympathie de la part de l’homme qui constituait son seul public car il était clair que son histoire , c’était à lui qu’il avait l’intention de la raconter et pas du tout aux autres occupants du bar. Il reprit son soliloque :

-     Et un jour, alors qu’elle était installée en face de moi , en train de noter sur son calepin les quelques instructions que je lui confiais, elle relève ses lunettes , au niveau du haut de sa chevelure , ce qui laisse apparaître deux  grands yeux bleus magnifiques et que je n’avais jamais remarqués auparavant. Elle me fixe longuement , sans mot dire et sans aucune attitude particulière mais je peux t’assurer que c’est à cet instant précis, oui, à cet instant précis que le déclic a eu lieu. Car c’est à ce moment qu’elle m’est apparue comme sacrément désirable. Sans même dire un mot , tu comprends ?

Et alors qu’il allait continuer parce qu’il n’attendait pas de réponse et qu’il n’en avait nullement besoin puisque la seule chose au monde qu’il souhaitait , c’était de raconter ses aventures à quelqu’un , il vit un signe d’acquiescement apparaître sur le visage de l’homme assis en face de lui. Ce qui parut le déstabiliser un court instant puisqu’il avait admis plutôt assez rapidement que le personnage qui constituait l’intégralité de l’audience qu’il s’était choisie serait totalement passif mais qui finalement  venait de montrer une légère marque de réaction , ce qui ne l’empêcha pas de continuer après avoir une nouvelle fois bu une gorgée du liquide ambré qui restait dans son verre :

-     Là, tu vois, je ne vais pas m’étendre pendant des heures et des heures sur la façon dont tout le reste s’est déroulé. Non, tu  sais, on est en plein dans un scénario classique avec au début des invitations au resto puis des embrassades et des caresses dans ma voiture, qui , et je tiens à le souligner , n’était du reste pas ma voiture personnelle mais ma voiture de fonction… et oui, il convient de le dire . Bref, au bout d’un moment, ça a été le nirvana , dans les chambres des hôtels Formule 1 ou du même style du coin, pas trop loin du bureau, entre midi et deux , trois à quatre fois par semaine . Et quand je te dis nirvana, j’utilise une image parce que dans la réalité, c’était encore mieux que ça . Tu vois le coup ?

Bien évidemment que l’homme au Perrier voyait le coup. Nul besoin d’avoir une imagination fertile pour voir le coup parce que des  aventures de cet acabit, il en avait entendu plus qu’à son tour . Et il n’avait pas vraiment envie d’écouter ce type avec sa pitoyable histoire de cul qui avait dû bouleverser totalement sa petite vie de petit cadre sup. Mais il y avait quelque chose en lui qui attirait sa sympathie ; peut-être ce goût forcé vers les alcools forts qui allait irrémédiablement le mener vers un long suicide tranquille et  qui lui rappelait une certaine période de sa propre existence. Son existence d’avant , juste après la mort de sa femme et de sa fille, qu’il n’avait pas réussi à admettre et à supporter et qui l’avait poussé à sombrer dans l’alcool. Alors, il le laissa continuer.   

-     Au bout d’un moment , malgré toutes les précautions que je prenais, mes collègues, du moins , mes plus proches collègues, se sont aperçus de mon manège et ils m’ont mis en garde et plutôt deux fois qu’une   mais  tu parles si je les ai écoutés…D’où mon parallèle , tout à l’heure, avec le mythe d’Orphée . Tu sais, Orphée , il sait qu’il doit surtout pas se retourner et alors qu’il lui reste à peine trois ou quatre marches à grimper pour sortir du royaume des morts et ramener avec lui Eurydice, sans même savoir pour quelle raison, il se retourne et il perd tout puisque la femme qu’il aimait, en l’occurrence Eurydice , pour lui , c’était tout. Ce qui est complètement dingue dans cette histoire, magnifique au demeurant, c’est qu’Orphée sait pertinemment qu’il n’a qu’une seule chose à ne pas faire puisque la seule condition du deal qu’il a passé avec le big boss du royaume des morts   , c’est de  ne pas se retourner et que malgré tout, il le fait  quand-même. Tu trouves pas ça complètement dingue, toi ?   Alors, mes collègues, ils me lançaient des allusions mais je ne les écoutais pas. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je les aurais écoutés puisque tout allait très bien : le week-end, j’étais bien peinard avec ma femme et mes gosses et la semaine , j’avais pour moi une super nana qui me disait qu’elle adorait son mari et qu’elle se prenait du bon temps avec moi uniquement pour le fun parce question sexe , avec lui, ça collait pas du tout.

Il marqua un léger temps d’arrêt, juste pour esquisser un petit sourire.

-      Tu vois , c’est une situation super confortable parce que t’as pas à redouter qu’un de ces quatre matins , ta maîtresse te demande de quitter ta femme et que le jour où , face à tes réponses plus ou moins évasives qui lui démontrent tout de même que tu joues la montre, elle se mette en tête de passer un coup de fil à ta régulière pour lui annoncer tout de go et sans y mettre les moindres formes  que tous les deux vous vous envoyez en l’air trois à quatre fois par semaine parce que tu l’aimes comme un dingue et que tu as projeté de te barrer avec elle…Non, ce risque n’existait pas le moins du monde puisqu’elle n’arrêtait pas de me dire qu’elle aimait son mari et que sa famille , pour elle, c’était tout. Elle me montrait les photos de ses deux enfants, une fille et un garçon, mignons comme tout…

Il s’interrompit, jeta un long regard dans la salle du bar et constata que rien n’avait changé depuis son arrivée et que le patron était toujours derrière le zinc , à lire un journal qu’il avait supposé être  l’Equipe et que les joueurs de cartes continuaient inexorablement leur partie , sans même prêter la moindre attention à son long discours. Il remarqua que son verre semblait vide et , afin de vérifier qu’il ne restait vraiment plus de liquide dans le verre , il le porta à mi-hauteur pour capter un peu plus de lumière qui allait lui attester qu’il avait réellement tout bu. Alors , il leva le bras gauche, comme pour héler Emile , et il lui lança :

-     S’il vous plaît, patron, la même chose…

Et bien qu’il fût dos tourné et qu’il ne vît nullement le regard interrogateur qu’Emile lança à l’homme installé en face de lui , il anticipa sa réaction et reprit très rapidement :

-     Non, non, n’ayez crainte , patron ! Je ne conduis pas. D’ailleurs , je n’habite pas très loin et je prendrai le train à Rive Droite. Allez-y , vous dis-je, remettez-moi ça ! J’en ai vu d’autres… maintenant , on peut même dire que je suis entraîné et que je tiens largement la distance.

Emile hésita une nouvelle fois. Son éthique lui ordonnait de ne pas resservir ce client déjà pratiquement à la limite de la dose d’alcool autorisée mais la non-réaction de l’homme au Perrier et une curiosité infinie le poussaient à satisfaire ce  consommateur bavard. Car il avait compris que s’il voulait connaître la fin de cette histoire qu’il écoutait d’une oreille plus qu’ attentive tout en lisant distraitement  son journal , il fallait absolument qu’il donne à boire au narrateur. Il s’exécuta donc et arriva à la table avec la bouteille de glenlivet . Il servit assez généreusement le client qui le remercia d’un signe de tête poli. Et pendant qu’Emile, qui en réalité constituait la partie la plus intéressée de son public, s’en retournait à son journal, il reprit :

-     Où en étais-je ? Ah, oui…Donc , tout continue comme ça un bon moment, elle qui prend son pied avec moi  qui suis tout heureux d’avoir une belle maîtresse à disposition et qui en viens même à se prendre pour le nouvel athlète du sexe. Le plus drôle, c’est que je parvenais à parfaitement bien gérer la situation du côté de ma femme qui n’y a toujours vu que du feu…Ouais, mais là , vous allez me dire que c’était trop beau et que cela ne pouvait pas durer … vous vous dîtes qu’Orphée est en train d’attaquer les toutes dernières marches  de l’escalier qui permet de sortir du royaume des morts et qu’il va faire une grosse  connerie.

Avant de reprendre, il fixa assez longuement le regard bleu de l’homme au Perrier, certainement pour y trouver un peu de sympathie car c’était assurément ce qu’il était venu chercher dans ce bar, en plein milieu d’un après-midi de juillet, à Versailles. L’alcool n’était qu’un prétexte mais il était convaincu que  la teneur de  son discours passerait beaucoup mieux avec un verre de whisky à la main plutôt qu’avec un Vittel-menthe.

-     Et un jour où on venait de finir une sacrée séance de jambes en l’air, il y a à peu près un mois , elle me déclare qu ‘elle a des confidences à me faire et me demande de lui accorder un quart d’heure . Je pensais que c’était un petit truc qui la tracassait et que rien qu’en l’écoutant , parce qu’elle avait simplement besoin d’en parler avec quelqu’un , tout cela allait lui passer. Mais non, pas du tout…

-     Elle commence à déballer sec sur son mari qu’elle n’aimait plus du tout et qui lui rendait la vie intenable. Moi, je pensais qu’il se doutait de quelque chose et qu’il devait forcément la soupçonner d’avoir une liaison extra-conjugale. Bref, comme on dit plus communément, j’étais convaincu qu’il savait qu’il était cocu et qu’il devait se douter de mon existence. Mais , c’était pas ça du tout. Ah non, mais pas du tout… Elle me confessa qu’elle lui avait toujours tout raconté sur nous deux et qu’il était totalement consentant puisqu’il ne désirait à l’époque, que son bonheur et que j’étais capable de lui apporter ce qu’il n’était pas en mesure  de lui procurer de son côté.

Il porta son verre à ses lèvres et une nouvelle grimace apparut sur son visage au moment où il déglutit. Il ferma les yeux un court instant puis reprit :

-     Je ne sais pas si vous pouvez imaginer la tête que j’ai faite quand elle m’a annoncé tout ça. Donc, son mari savait et était parfaitement consentant. Alors, je ne voyais pas où était le problème. Qu’est-ce qui avait bien pu changer ?

Il but une nouvelle  goulée d’alcool mais la façon dont il procéda semblait assez bizarre et Emile qui le voyait plutôt de trois-quart eut l’impression que le client venait carrément de laper sa boisson. L’homme assis en face de lui ressentit la même impression et pendant un court moment il voulut lui dire de cesser son histoire , de sortir et de le laisser en paix finir son Perrier . Mais il n’en fit rien . Il se fichait complètement des aventures de ce pauvre type qui venait lui raconter ses frasques . Les histoires de petites culottes sales ne l’avaient jamais intéressé mais en revanche, il souhaitait aider cet homme qui avait commencé à se foutre en l’air à grands coups de rasades d’alcools forts et même s’il n’y mettait pas énormément d’entrain , il voulait lui montrer qu’il l’écoutait . « Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles… ». Il se souvint de ce vers d’une chanson de Léo et il revit rapidement la multitude de  bars qu’il avait lui-même fréquentés à certaines heures pâles de la nuit quand il avait par dessus tout besoin de raconter sa propre histoire à des gens à  qui il ne demandait  tout simplement que de l’écouter, même de façon furtive.

-     En fait, elle m’annonça en pleurant que  son mari avait tout bonnement décidé de la quitter . Il s’était trouvé une nénette de son côté et avec elle , question cul, ça marchait plus que bien. Donc, le mari,  décide de demander le divorce…Mais à ses torts à elle et , par conséquent, c’est lui qui aurait hérité de   la  garde des enfants. Pour elle , juste  un droit de visite hebdomadaire et une pension alimentaire de rien du tout parce qu’il avait mis un détective sur le coup et qu’il avait les preuves qu’elle et moi, on couchaillait ensemble  depuis un bon laps de temps… oui le détective, c’était juste pour obtenir des preuves tangibles puisqu’elle lui avait avoué qu’on était ensemble. Le jour où elle m’a déballé tout ça, elle semblait sacrément paniquée . Bien évidemment, moi j’ai cherché à la rassurer et je lui ai même expliqué que ça allait être vachement mieux qu’avant puisqu’elle allait enfin être libre et toute à moi. Mais elle en l’a pas entendu de cette oreille . Elle m’a dit que dans l’ affaire , le bon côté des choses , c’était pour moi et qu’elle était largement perdante sans ses enfants et sans argent. On va pas revenir longuement sur cette déclaration mais tu te dis qu’en face de toi, tu as le roi des cons et qu’il aurait dû anticiper le coup parce que  ça sentait le roussi mais ne n’inquiète pas parce que le coup, je l’ai vu venir…Mais je n’ai absolument rien pu faire contre .J’étais complètement pris dans la nasse… c’était extrêmement simple et elle m’a dit que si je ne l’aidais pas, elle déballait tout à ma femme, en moins de deux , juste avec un coup de fil…Allo, allo, bonjour   madame, vous savez qui je suis ?… en fait, vous ne me connaissez pas mais , moi, en revanche, je vous connais sans vous avoir jamais vue parce que je baise avec votre mari assez souvent et forcément, de temps en temps , on  en vient à parler de vous… Naturellement, je me suis emporté et je lui ai ordonné de cesser ses gamineries puis je lui ai demandé ce qu’elle souhaitait véritablement. C’est alors qu’elle m’a annoncé qu’elle voulait qu’on se débarrasse de son mari et qu’elle allait trouver un moyen intelligent et efficace pour qu’on se fasse pas prendre. J’étais sacrément mal quand elle m’a dit ça. Pour gagner du temps, je lui ai répondu que j’acceptais de  l’aider une fois qu’elle aurait trouvé la façon de procéder.

A ce moment, l’homme au Perrier le fixa profondément , comme s’il avait compris que l’homme au whisky savait pertinemment qui il était et qu’il était sciemment entré dans le bar pour y faire des aveux. Emile avait de son côté complètement délaissé son quotidien qu’il avait soigneusement replié et rangé sur un coin de la tablette qui se trouvait contre le mur, derrière le zinc, pour se consacrer entièrement à l’histoire du client et à la réaction qu’elle allait générer  de la part de l’homme au Perrier , chez qui Emile avait dénoté une plus profonde curiosité depuis l’annonce d’un futur meurtre .    

L’homme but une nouvelle gorgée de whisky puis reprit pratiquement instantanément cette fois :

-     Inutile de vous avouer que je n’ai pratiquement pas fermé l’œil pendant les quinze jours qui ont suivi. Impossible de dormir, j’étais totalement taraudé. En fait , je n’avais qu’une seule chose à faire et c’était évident : je devais tout raconter à ma femme , mais je n’en ai pas eu le courage et j’ai tout simplement  continué d’espérer que le temps allait effacer les sombres desseins de ma maîtresse . Mais le temps n’a rien effacé du tout. Elle avait un plan en tête et rien ne pourrait changer son objectif…Et un beau matin, elle m’a expliqué comment on allait procéder pour nous débarrasser de son mari. Et je lui ai obéi au doigt et à l’œil … Et le pire , c’est qu’on a réussi …Son mari a été retrouvé mort de chez mort dans la véranda de ses beaux-parents , les parents de Vanessa qui étaient en vacances en Bretagne avec ses deux enfants et qui lui avaient prêté leur grande maison à la campagne pour qu’elle y organise une partie de barbecue avec des amis. Oui … elle s’appelait Vanessa , ça ne s’invente pas et faut reconnaître que c’est plus un prénom de femme fatale que Monique ou voire Odile …Quoique…Y-a-t-il une forme quelconque de déterminisme  dans les prénoms ? Va savoir…

L’homme semblait rêvasser, ailleurs , loin du bar  puis il vociféra :

-     On l’a tué , tu comprends , on l’a tué !

Le fait qu’il ait subitement et violemment haussé le ton ne changea absolument rien dans l’attitude de l’homme au Perrier mais déclencha chez Gaston, un des quatre joueurs de cartes , une réaction inhabituelle puisqu’il dit :

-     Mollo, le jeune, mollo…Y’en a ici qu’ont besoin de calme pour se concentrer. Les cartes, ça demande de la  réflexion, alors mollo…

L’homme s’excusa poliment puis continua à voix douce , proche d’un murmure signifiant la confidence  et forçant Emile à se rapprocher afin de pouvoir continuer d’entendre la suite de l’histoire en faisant mine de nettoyer la table d’à côté.

-     Pour le barbecue, Vanessa et son mari avaient invité  six couples de leurs amis et ça picolait dru, d’autant que la journée s’y prêtait car il faisait beau et chaud. De plus , Vanessa veillait à ce que son mari y mette du sien et après les premiers apéros , elle le servit plus que  généreusement en vins charpentés, genre Châteauneuf du Pape  mais qui, malgré leur forte teneur en alcool, descendent excellemment bien avec une bonne  viande grillée . Bref, pendant que les autres buvaient des petits rosés, lui , il faisait un sort à la bouteille de Côte du Rhône. En  plus, Vanessa, elle avait parfaitement bien planifié son jour parce que ce dimanche, le mercure affichait dans les trente degrés. Au bout du compte, vers dix-sept heures, quand ses potes sont partis, Vanessa est restée seule avec son mari qui n’était pas ivre mais qui était limite, limite. C’est là que je suis intervenu , juste après que Vanessa m’eut envoyé un signal avec un miroir , tu sais , comme les Indiens , dans les westerns…Parce qu’on ne voulait pas s’appeler , soit par fixe , soit par portable, histoire de ne pas laisser d’indices à ces cons de la police…

Les derniers mots de l’homme eurent pour effet de faire sourire Emile qui se ressaisit rapidement afin de ne rien perdre de la suite.

-     Le miroir, si je me souviens bien, je crois que c’était moi qui en avais eu l’idée, continua l’homme . Pour tout le reste, jamais j’aurais pensé que Vanessa pouvait avoir autant  d’imagination…Elle m’avait dit de me poster en face du jardin de ses parents vers les dix-sept heures . Quand j’ai vu l’éclat du rayon de soleil sur le miroir juste avant les 17 heures 30, j’ai rappliqué dare dare parce que cela signifiait premièrement  que tous les invités avaient quitté les lieux et que deuxièmement,  son  mari  était totalement dans les vaps , complètement assoupi parce qu’elle avait continué à le faire boire une fois restée seule avec lui .  Ensuite ,elle m’a aidé à transporter précautionneusement  le corps  dans la véranda sur un transat qu’elle avait préalablement installé et où il a continué à cuver paisiblement  son vin. Mis à part que sous la véranda, il régnait une température infernale et intenable , ce qui a déclenché la mort du mari de Vanessa en environ deux heures. Je te raconte pas, vieux, mais c’était une vraie fournaise la-dedans et en deux heures , le mari, hop, passé à la casserole. Déshydratation, malaise cardiaque puis crise cardiaque ,  radical comme plan…C’est Vanessa qui avait eu l’idée de la véranda et faut reconnaître que c’était du bien vu… de plus,  ce fut rapide et super bien fait car en tout et pour tout, ça m’a pris moins de  dix minutes, montre en main, à peine le temps de le porter sur une quinzaine de mètres en faisant bien attention à ne pas le heurter à quelque chose qui aurait pu lui provoquer des d’ecchymoses suspectes . On avait pris la précaution de mettre chacun des gants pour  ne pas laisser nos empreintes dans la véranda et j’avais bien expliqué à Vanessa qu’une fois son mari trépassé et avant d’appeler le médecin , il fallait qu’elle fasse glisser le transat jusqu’à la porte d’entrée en veillant à ne pas laisser de trace sur le carrelage et je lui avait montré comment faire passer sous le transat un chiffon épais et bien sec de chaque côté pour que l’ensemble soit plus facile à tirer .Ensuite, près de la porte d’entrée , elle n’aurait plus qu’à prendre le bras droit  de son mari et à lui faire saisir la clenche de chaque côté de la porte avec la main droite  afin que les spécialistes relèvent ses empreintes qui confirmeraient qu’il avait ouvert et refermé la porte lui-même…. On ne pouvait pas prendre le risque de monter cette manip pendant qu’on le transportait et qu’il était encore vivant parce qu’on se serait retrouvés dans de sacrés beaux draps s’il avait repris connaissance. J’avais donc tout expliqué à Vanessa pour qu’elle agisse une fois qu’il serait mort. En plus, ni vu ni connu car les voisins du coin étaient tous en vacances.  Vanessa  a appelé le médecin vers les 19 heures 30 et puis, quand la police est arrivée, elle a joué les ingénues imbéciles, déclarant en pleurs, j’imagine, que pendant qu’elle rangeait tout, qu’elle débarrassait et qu’elle nettoyait , elle avait simplement perdu de vue son mari et qu’elle était convaincue qu’il était monté s’assoupir dans une des chambres du haut. Elle ne s’était donc pas du tout inquiétée.

Il reprit sa respiration, comme un bon élève qui récite sa poésie , devant son instituteur et qui inspire profondément afin de montrer qu’il s’applique encore un peu plus, juste avant de continuer.

-     Naturellement, tu penses bien qu’il y a eu une enquête de police .Bon, mais de toi à moi, les types , qu’est-ce que tu voulais qu’ils trouvent ? Ils ont bien évidemment  interrogé tous les invités qui ont tous allègrement confirmé que le mari de Vanessa était rond comme une queue de pelle quand ils sont partis. Y’ a même un  jeune flic, certainement un peu plus futé que les autres qui est remonté jusqu’à moi et qui m’a appelé un jour au bureau. Par souci de discrétion, il m’a fixé rendez-vous dans un bar .Lors de notre entretien, je ne me  suis pas gêné pour lui confirmer que j’étais l’amant de Vanessa et je lui ai de plus avoué que son mari était parfaitement au courant de cet état de fait . La, j’ai vu que ça le laissait plus ou moins sur le cul. Il m’a rapidement demandé ce que j’avais fait le dimanche , entre 16heures 30 et 19 heures et je lui ai dit que j’étais parti faire un long circuit en  VTT  dans les bois . Ma femme pourrait lui confirmer que j’avais chargé le VTT dans ma Scénic de fonction, aux alentours de 15 heures et que j’étais revenu vers les 18 heures 45. Je lui ai quand-même fait remarquer que , de lui à moi, je ne souhaitais pas vraiment qu’il aille interroger ma femme et que je comptais sur lui pour trouver un prétexte intelligent. Finalement, il ne l’a pas fait et l’affaire a été classée. Tout le monde, assurances y compris,  a conclu à une mort accidentelle , totalement provoquée par le fait du hasard. Le mari bourré, pas très habitué à l’alcool en plus, s’était endormi dans la véranda dans laquelle  il régnait une trop forte chaleur. C’était grosso modo les mêmes causes de décès que ce qu’on lit malheureusement dans les journaux chaque année à propos de gamins oubliés par leurs parents dans une automobile en plein soleil d’été.   Et roule ma poule, on était peinards, Vanessa et moi…On avait réussi à se débarrasser de son mari. Là, je dois vous avouer que j’étais sacrément soulagé parce que je ne risquais plus rien du côté de ma femme puisque Vanessa avait obtenu ce qu’elle souhaitait. Mais j’étais loin d’être au bout de mes surprises. Je me foutais le doigt dans l’œil et profond, tu peux me croire…

Emile, qui n’y tenait plus, vint carrément s’asseoir à la table, sur la chaise située entre les deux hommes. Son arrivée provoqua une hésitation chez l’homme au whisky qui déclara alors qu’on pouvait désormais déceler sur son visage la satisfaction certaine d’avoir su séduire au moins  une partie de l’auditoire, même si de son côté, l’homme au Perrier  demeurait quant à lui toujours aussi impassible  :

-     Ca vous intéresse, hein , patron ? C’est sûr que des faits divers de cette envergure, vous n’en lisez pas tous les jours dans votre canard.

Emile ne répondit pas, attendant calmement et totalement passif parce qu’il avait parfaitement compris que l’homme ne partirait pas tant qu’il n’aurait pas raconté l’intégralité de son histoire. Et la suite arriva :

-     En fait, j’ai été un pantin, continua le narrateur après avoir avalé d’un seul trait le reste de whisky et reposé assez bruyamment son verre sur la table. Un pantin, vous dis-je…Une marionnette . Depuis le début, Vanessa tirait toutes les ficelles . Elle me téléguidait complètement. Et moi, j’avais rien vu venir… mais alors, rien de rien…

Il s’arrêta pour fixer les deux hommes .Il vit Emile hocher la tête, comme pour lui signifier qu’il avait déjà imaginé la suite , tellement elle lui paraissait évidente , même si elle semblait quelque peu cousue de fil blanc.

-     Et oui, patron, vous avez compris la suite de l’histoire, n’est ce pas ? Remarquez, de vous à moi, faut pas être grand clerc…En vérité, ce n’était pas le mari de Vanessa qui s’était trouvé une nénette , c’était elle qui s’était trouvée un type. J’imagine qu’il devait être du genre, jeune, beau et friqué, la totale, quoi… le genre de gars qui n’a même pas besoin d’attendre que Dieu ait terminé de distribuer les cartes pour annoncer « grand chelem » .Bref, tout ça pour vous dire que le nouvel arrivant dans la vie amoureuse de Vanessa avait plus d’atouts que moi en mains. Ce qu’elle m’a avoué sans vraiment y mettre les formes. Etant donné ce que j’avais fait pour elle , je ne m’attendais pas à pareille douche froide. Sur ce coup, c’est moi qui me suis emporté mais elle a su me calmer de suite en me disant que dans l’affaire on était complices et que si je l’a dénonçais, alors je me dénonçais moi aussi. Et puis, elle m’a fait un gros bisou sur la joue et m’a annoncé qu’on ne se reverrait malheureusement plus parce qu’elle avait décidé de démissionner et de cesser toute vie active. En réalité, elle quittait la région parisienne et partait s’installer au soleil , dans le Sud. Elle tournait la page , qu’elle m’a dit…Je me retrouvais à la case départ, après tout , avec ma petite vie d’avant, toujours aussi bien réglée entre ma petite femme, mes enfants et mon boulot pas toujours bandant mais mon boulot quand-même…Mais ça n’a pas duré…Faut vous dire qu’un beau matin, peu de temps après le départ de Vanessa, mon boss m’a convoqué dans son bureau et m’a expliqué qu’il était préférable que je quitte l’entreprise car tout le monde était plus ou moins au courant de ma liaison avec Vanessa . Bien sûr, m’a-t-il dit , des histoires de cul , dans les boîtes, c’est pas ça qui manque mais depuis le décès du mari de Vanessa, les ragots allaient bon train et on ne peut pas empêcher les gens de parler et de s’imaginer des choses, même si la police a conclu à une mort accidentelle. Bref, Vanessa partie, si j’en faisais de même,  tous les employés de l’entreprise oublieraient très rapidement  cette malencontreuse affaire et la productivité n’en serait pas du tout affectée…Donc , plus de boulot. Et même, si ils ont été super sports au niveau de mes indemnités de départ, je me retrouvais à 41 balais sur le marché du travail…Et c’est pas tout.

-     J’imagine qu’il y a un ou une enfoirée qui a tout déballé à votre femme. Un envieux ou tout simplement un con, reprit  immédiatement Emile.

-      Tout à fait, patron…La totale. Quand je vous disais qu’il n’ y avait pas besoin d’être grand clerc tellement cette histoire était cousue de fil blanc .Donc , plus de boulot, plus de femme  et plus d’enfants…C’est drôle, hein ? Et finalement , je me retrouve tout seul, comme un con avec pour seuls confidents l ‘alcool et les types, dans les bars, à qui je raconte ma mésaventure et qui m’écoutent par pitié ou par compassion. Moi, j’ai besoin de raconter tout ça , quitte à passer pour un gros con ! Je m’en fiche, après tout…Bon , allez , je vous ai assez ennuyé . Patron, je vous dois combien ?

-     Laissez, c’est pour moi, dit alors l’homme au Perrier en le fixant les yeux dans les yeux.

-     Non, c’est sympa monsieur, mais je ne vois vraiment  pas pourquoi…

-     J’y tiens, tout simplement. Considérez que  c’est ma façon de vous prouver que je vous ai écouté…Maintenant , vous allez rentrer chez vous et vous coucher. Demain sera un autre jour .Emile, tu mettras les consommations de monsieur sur ma note !

Et pendant qu’Emile hochait la tête en signe d’acquiescement, l’homme se leva , les salua puis quitta le bar.

-     Non mais Véieff, tu laisses partir ce type qui vient de t’avouer devant témoins qu’il a  été complice d’un meurtre . T’aurais peut-être oublié que tu es le commissaire Sivincci ?, s’indigna Emile.

-     Justement, je suis le commissaire Sivincci , pas Javert.

-     Javert ? Celui des Misérables de Victor Hugo… Qu’est-ce que Javert vient faire dans cette affaire ?

-     Emile, à quoi sert la justice quand personne ne la réclame ?

-     Mais qu’est-ce que tu me chantes ? Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps , tu as remué ciel et terre pour démêler l’affaire Désalpes . Personne ne réclamait justice si je me souviens bien.

-     Exact sur le fait que j’ai remué ciel et terre mais c’est justement parce que ton grand  pote Guéguen réclamait justice . C’est lui qui nous a incités à mener une enquête. Ici, c’est totalement différent. Tout d’abord , ce type qui vient de nous raconter qu’il a aidé son ex-maîtresse à tuer son mari est peut-être carrément un simple  bonimenteur de bistrot qui va de bar en bar pour déballer son histoire et qui, par le plus grand des hasards l‘a racontée dans un établissement où était attablé un commissaire de police. Il y a de très fortes chances pour que tout ce qu’il nous a avoué soit totalement fictif, directement sorti de son imagination.

-     Ce n’est pas très difficile pour toi de tout faire vérifier. Il nous a dit qu’il y a avait eu une enquête de police . Cela ne devrait pas te prendre beaucoup de temps. Tu es commissaire tout de même !

-     Oui, mais je ne le ferai pas. On dit qu’Homère était aveugle .

-     Mais que vient faire Homère dans cette affaire ?

-     Rien. Je me souviens simplement d’une locution latine que j’avais apprise au collège…Bref ! Ce type est peut-être coupable. S’il l’est, il s’inflige lui-même la punition qu’il mérite . Il est un peu comme Prométhée qui avait volé le feu aux dieux pour le donner aux  hommes et qui en retour fut condamné à  être enchaîné sur  le mont Caucase et à  avoir le foie dévoré chaque jour  par un aigle. Lui, il a également  volé le feu parce que sa Vanessa, si elle existe, c’est le feu, et il se fait dévorer le foie par un aigle qui s’appelle l’alcool, sauf qu’au bout d’un moment , son foie, il ne repoussera plus la nuit et ce sera la fin. Ma conclusion personnelle  , c’est : soit ce type est  un comédien et sa représentation mérite largement les deux whiskies que je vais lui offrir, soit ce qu’il nous a débité est vrai et alors sa punition est plus terrible que celle qu’aucun tribunal ne lui délivrera jamais parce que c’est un supplice quotidien dont je connais parfaitement l’issue.

-     Heureusement que tu tournes au Perrier parce que , sinon, j’en viendrais à imaginer des choses ! Alors, on a commencé avec Orphée et Eurydice et on termine par Prométhée. T’as lu un bouquin de mythologie, ce matin ? Ou alors , t’as dû consulter  un autre manuel  parce que , en plus , j’ai eu droit à la grande pensée du jour : « A quoi sert la justice si personne ne la réclame ? »

-     Pas du tout, répondit Sivincci .Tu déformes honteusement mes propos car je n’ai pas dit « si » mais « quand » , ce qui est totalement différent.

-     Au temps pour moi, répondit Emile . Tu as raison , ce n’est pas la même chose.

-     Excuses acceptées , reprit Sivincci  juste avant qu’un grand sourire illumine son visage car il venait de voir entrer Myriam qui se dirigea de suite vers lui. Elle salua Emile et donna un rapide baiser à Sivincci.

-     Je ne suis pas trop en retard ?

-     Pas le moins du monde, mon ange , répondit Sivincci en se levant. Le temps que j’ai passé à t’attendre m’aura permis de faire un peu de philosophie de bistrot avec mon ami Emile. Tu prends quelque chose ?

Myriam déclina la proposition de Sivincci et ils se dirigeaient tous les deux vers la porte de sortie quand Emile les stoppa :

-     Après réflexion, Véeiff, je te demande d’avoir l’élégance d’accepter que je prenne à ma charge un des deux whiskies de notre ami.

-     Pas de problème , on fait cinquante/cinquante,  répondit Véeiff en ouvrant la porte et en invitant galamment Myriam à le précéder.

Le  soleil inondait  l’avenue de Paris de clarté et de chaleur en cette fin d’après- midi et obligea Sivincci à porter sa main en auvent sur son front un cours moment , juste le temps de se protéger pour  jeter un œil vers le commissariat, en face. Puis, il saisit fortement la main de Myriam et songea : « Justes, ne soyez pas jaloux  de voir qu’au pêcheur en ce monde… ». 

 

 

 

 

Honorat de Racan    Psaume XLVIII

 

 

 

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L’INCONNU DU NORD D’HERBLAY.

Auchaland passa devant le Monoprix de l’avenue du Général Leclerc puis remonta la rue Daguerre à la recherche d’un fleuriste. Pour la première fois depuis la disparition de sa mère, il avait envie de revoir une fille . Bien sûr , il avait eu des aventures mais toujours sans aucun espoir de lendemain. Ses collègues auraient dit qu’elles ne servaient qu’à entretenir sa réputation de grand dragueur devant l’Eternel . Cependant, depuis qu’il avait rencontré Justine , car elle s’appelait Justine , cette espèce de «   plus de  goût à rien  »    qui le minait  de l’intérieur et dont il ne parvenait pas à se débarrasser auparavant avait du coup disparu comme par enchantement. Et le pire , c’était qu’il ne s’était rien passé avec cette nénette, mis à part deux ou trois palots qu’ils s’étaient roulés au cours d’un slow à la fin de la soirée organisée par Jeff,  Jean-François Salmain  pour l’état civil , un de ses vieux copains de lycée.

 Il  n’avait pas vraiment envie d’ aller à cette petite fête  puis il avait changé d’avis car il souhaitait vraiment  revoir Jeff ainsi que deux ou trois autres anciens du lycée, notamment ceux qui faisaient partie du fameux  groupe de rock, les Tennessee Valley Corporation . Il avait toujours éprouvé une  certaine forme d’admiration pour Jeff qui avait fondé alors qu’ils étaient en classes terminales , un petit groupe de rock qu’il avait d’abord baptisé le Wisconsin’s Demons Group mais qui avait eu ses heures de gloire ,tout à fait légitimes d’ailleurs, après qu’il eut décidé de le débaptiser et de le renommer purement et simplement  le Tennessee Valley Corporation  en hommage tant à la fois à Franklin Roosevelt qu’ aux frères Fogherty. Naturellement,  plus de la moitié du répertoire du groupe était composée de morceaux des Creedence Clearwater Revival . Quant au reste, il couvrait un large éventail de groupes ayant fait les beaux jours des années 70,  allant des Stones jusqu’à T Rex en passant par les Doors , Bob Dylan ( attention, en présence de Jeff, il fallait absolument  dire   «    le Zimm    « car il n’acceptait aucune autre appellation pour le grand Bob !), Ten Years After, et last but not least,  les Led Zep qui se situaient vraiment tout tout près  des Creedence dans l’échelle des valeurs poético-musicales  de Jeff. Auchaland  qui était totalement manchot question musique et chant fut leur factotum, une sorte d’homme à tout faire qui pouvait indifféremment  leur  servir d’imprésario ou d’éclairagiste, voire de pourvoyeur de boissons  et c’est à lui que le quatuor dut son plus grand moment de succès quand il réussit à décrocher un contrat ( mais compte tenu de  l’époque , nous pouvons accepter le terme « deal »  ) avec le surveillant général  qui les autorisa à jouer pratiquement toute  une après-midi dans la cour du  lycée ,  à l’occasion d’ une sorte de soft boum organisée en l’honneur de ceux qui avaient été reçus au bac  . Dans le groupe , il y avait naturellement  Jeff, le leader  à la guitare solo et au chant, Riton à la basse (Henri Goubert), Bébert (Hubert Viard) à la batterie et Johnny ( Jean-Philippe Delgado) à l’harmonica, le piano ou l’orgue .

Finalement, c’était avant tout pour revoir ses quatre anciens camarades du Tennessee Valley Corporation , groupe qui existait toujours car ses quatre membres louaient un local qui leur permettait de répéter au moins une fois par semaine ,  qu’en fin de compte, il finit par décider d’aller à la soirée organisée par Jeff sur une péniche à quai entre le pont de Boulogne et le pont de Suresnes . Il arriva , commença par serrer des mains et à faire des bises à d’anciennes vagues connaissances  puis il tomba sur  Jeff  qui lui avait demandé  de suite et la larme à l’œil  si lui , Auchaland , pouvait  lui expliquer pourquoi les frangins Fogerty s’étaient engueulés un beau jour ,  ce qui avait provoqué la scission du groupe qui ne pourrait plus jamais être reconstitué car Tom,   un des deux frères , était décédé . Auchaland comprit alors que Jeff n’avait pas perdu cette attirance qu’il avait déjà pour la bière du temps de ses années lycéennes  et il voulut l’accompagner dans un trip merdique où la mousse et la  nostalgie se mélangent en un brumeux cocktail  quand il aperçut celle qui lui avoua plus tard s’appeler Justine et qui l’aveugla de suite par sa beauté païenne  et son sourire de madone. Il avait toujours apprécié les brunes aux longs cheveux et aux yeux clairs mais il décréta immédiatement que  cette fille avait encore quelque chose de plus et il décida de découvrir quelle pouvait être la teneur de ce trésor enfoui dans l’âme de la belle enfant .                        

A n’en pas douter , une fée s’est penchée sur le berceau de cette nénette pour lui offrir une sacrée belle gueule et un corps à faire bander un mort , songea Auchaland en s’avançant lentement  vers elle. Et au fur et à mesure qu’il s’approchait , évitant les couples de danseurs qui se déhanchaient  dans le petit espace qui leur était réservé au milieu de la grande salle , il entendait de moins en moins les paroles et la musique  de « I put a spell on you » interprété par le groupe favori de Jeff et se sentait de plus en plus bercé par une drôle de petite musique intérieure .

Il repensait à cette soirée et plus particulièrement à cet instant précis où le visage de Justine l’avait totalement médusé au sens premier, c’est-à-dire comme transformé en pierre , quand il aperçut le magasin de fleurs situé juste en face du café Daguerre .Il traversa la rue semi-piétonne et entra dans la boutique. Il choisit un bouquet de douze roses rouges, sans même prendre le temps de  demander conseil à la vendeuse, non pas qu’il fût pressé mais simplement parce qu’il était intimement convaincu que c’était un bouquet de douze roses rouges qui correspondait exactement à ce qu’il devait offrir à Justine. Le gros bouquet à la main, il sortit et marcha jusqu’au croisement avec la rue Lalande puis chercha l’immeuble portant le numéro 10. Après qu’il l’eut rapidement trouvé , il se rendit compte qu’il y avait un digicode et qu’il était bloqué devant la grande porte d’entrée.  Il composa alors le numéro de portable de Justine qui lui indiqua les 4 chiffres ainsi que la lettre qui composaient les éléments du sésame magique. Ensuite, il sonna puis grimpa les escaliers des deux étages qui conduisaient à l’appartement de Justine qui vit apparaître un corps sans tête ou plutôt un  gros bouquet de roses rouges monté sur deux jambes  .

Au début, aucun des deux ne savait que dire puis la glace se rompit tout naturellement et Auchaland devenait de plus en plus loquace, le champagne de la demie bouteille que Justine avait ouverte pour accompagner les pistaches, aidant. Elle l’invita à passer à table et Auchaland put constater qu’elle savait cuisiner. Puis, elle lui demanda de parler de son travail, par simple  curiosité parce qu’elle se souvenait qu’Auchaland lui avait dit qu’il était lieutenant de police , le soir de leur rencontre .

-     Ben ,oui, j’suis flic , lui répéta-t-il. Pas bien folichon, tout ça !

-     Moi, je trouve que c’est plutôt excitant, lui répondit-elle .

-     Faut surtout pas croire que c’est comme dans les séries américaines ou comme au cinéma, avec des poursuites plus ou moins infernales , des coups de feu à tire-larigot et pour couronner le tout, des filles enamourées  qui nous attendent admirativement à tous les coins de rue... Non, tu sais , c’est  recherche d’indices , constitution de preuves tangibles , réflexion, enquêtes de  routine, travail d’équipe.

-     Justement , parle-moi de ton équipe !

Et Auchaland décida de lui faire une présentation de chacun des membres de l’équipe. Il commença par Balin.

-     Tu vois, Balin, c’est plutôt le type super sympa mais depuis que sa femme l’a quitté , il le vit mal…Il est devenu une sorte de schtroumpf grognon qui , par périodes, râle sur tout. Cela dit, ça reste un grand pro. Enfin, en ce moment, il se repose en établissement spécialisé pour se remettre d’aplomb.

-     Il est malade ?

-     Non, non, pas vraiment…Au cours de notre dernière grosse affaire , on est tombé sur un barjot qui l’a capturé et sans l’intervention de Sivincci, il l’aurait carrément torturé puis liquidé tout court. Comme il avait perdu beaucoup de sang, après un séjour à l’hôpital Mignot de Versailles, les médecins ont décidé de l’envoyer se reposer dans les Alpes , du côté d’Annecy.

-     Il est suivi psychologiquement ?

-     C’est pas bien clair mais je pense que oui. Tu sais, Sivincci l’a trouvé ficelé sur une chaise , complètement à poil. L’autre taré lui avait tailladé le corps à coups de bistouri en écoutant à tout berzingue « J’aime regarder les filles » de Patrick Coutin. Sivincci serait arrivé cinq minutes plus tard, c’en était fini de Balin. Ca , je peux te l’assurer !

-     J’aime regarder les filles…jamais entendu. Même  Patrick Coutin , je ne connais pas du tout. Ca ne me dit absolument rien .   Et Sivincci , qui c’est ?

-     Le boss…Mais je t’en parlerai plus tard. Je vais continuer avec Korzéniowski dont le nom est tellement long et difficile à prononcer  qu’on préfère l’appeler Korzé et avec Leïla , une jeune beurette qui est la dernière à nous avoir rejoints.

Paul Auchaland parla longuement de ses deux jeunes collègues. Il les décrivit minutieusement à Justine qui l’écoutait avec une avide  curiosité . Il évoqua ensuite rapidement Parmentier qui était parti en retraite depuis pratiquement un an maintenant mais que toute l’équipe revoyait assez fréquemment et régulièrement chez Emile , le tenancier du Cintre, le café restaurant situé en face du commissariat de Versailles, de l’autre côté de l’avenue de Paris Il s’ attarda sur Emile qui ne faisait pas partie de l’équipe puisqu’il n’était pas flic mais qui était une des personnes qu’il voyait le plus souvent compte tenu du fait qu’il déjeunait dans sa gargote au moins trois fois par semaine. De plus, il  passait assez souvent se jeter une petite bière le soir , après le turbin, histoire de décompresser un peu. Il lui raconta sa passion pour le cyclisme qui était telle qu’il avait tapissé les murs des salles de son café-restaurant des photos des plus grands coureurs cyclistes de tous les temps. Il allait même jusqu’à déclarer à qui voulait l’entendre qu’il connaissait personnellement Cyrille Guimard , Raymond Poulidor , Bernard Hinault  et surtout  l’inégalable Eddy .

Naturellement, aucun de ces quatre noms n’inspira Justine qui lui demanda qui était l’inégalable Eddy , ce qui entraîna Auchaland dans des explications puis des digressions suivies d’anecdotes à n’en plus finir…Mais cela plut à Justine qui le laissa parler  et parler. Cependant,  au bout d’un certain temps, un peu lassée et de moins en moins intéressée  ,  elle  exigea qu’il revienne à ses moutons, c’est-à-dire aux membres de l’équipe du commissaire Sivincci  .   

De Parmentier, Auchaland  passa alors  à Barthoulot dont il ne se souvenait plus du prénom car il dut admettre  qu’il ne  l’avait jamais employé et   qu’il présenta avant tout  comme un flic de la vieille école parce que  , tout comme le diable, il  était l’ami des moindres  détails qu’il notait machinalement dans un petit calepin dont il ne se séparait jamais . Et paradoxalement,  alors qu’on aurait pu penser qu’il allait inéluctablement se noyer dans des points anodins et inutiles  , il parvenait toujours à proposer une vision assez surprenante et globale des situations grâce à des  interventions souvent pertinentes  qui  permettaient d’avancer .

-     Ton équipe est composée de personnalités tout à fait différentes, lui fit remarquer Justine.

-     Ca, on peut le dire ! Et encore , je ne t’ai pas parlé de Lechouvier , surnommé La Chouve, notre ineffable big boss.

-     Attends ! je ne comprends plus . Je croyais que ton boss , il s’appelait Sivincci. C’est ce que tu m’as dit tout à l’heure !

-     Oui, Sivincci , c’est mon N+1 mais Lechouvier c’est mon N+2. Le patron de Sivincci, tu comprends ?

-     Oui, j’ai compris. Et il est comment, Lechouvier ?

-     Politique, habile, anguille , j’en passe et des meilleures. On ne peut pas dire que je l’aime beaucoup mais faut faire avec et, après tout, il n’est pas si nul que ça ! Heureusement que Sivincci est là pour faire tampon entre La Chouve et nous ! Grâce à lui, on a moins de pression ! …Tiens, en parlant de pression, t’aurais pas une petite bière, par hasard ?

Justine sourit, se leva et disparut dans la cuisine . Elle revint aussitôt avec une cannette de Kronenbourg et un décapsuleur à la main. Auchaland s’en empara et alors qu’il comprit qu’elle allait chercher un verre, il la retint et lui dit qu’il préférait boire au goulot. Ce qu’il fit. Quand il reposa la canette, il lança un regard contemplatif à Justine et continua.

-     Mais celui sur lequel  il faut que je passe le plus de temps , c’est forcément Véeiff Sivincci, mon boss et mon pote aussi !

-     Il a un drôle de prénom.

-     Je vais t’expliquer. Tout d’abord, tu as dû remarquer que son nom de famille a une consonance  italienne. Lui, il dit qu’il est Ritalorrain, c’est-à-dire un Lorrain d’origine italienne. Il m’a dit que là bas, y’a plein de gens qui sont  d’origine italienne . Ils sont venus au début du siècle  travailler dans les mines de fer ou de charbon et dans la sidérurgie. Il m’a expliqué que les mines de fer, c’était essentiellement autour du bassin de Briey, alors  que les mines de charbon , c’était plutôt du côté de la frontière allemande, vers Forbach et Creutzwald . Pour la sidérurgie, c’est toujours  dans le coin d’ Hayange et de  Thionville. Je ne connaissais pas du tout mais j’ai regardé sur des cartes et des sites internet. Et puis Véeiff m’a refilé des bouquins qui parlent du coin... T’as jamais entendu la superbe chanson de Lavilliers qui s’appelle  « les barbares » et où il parle de la vallée des anges ? A moins que ce ne soit «  Fensch vallée » ? Tiens, j’ai comme  un doute , tout d’un coup . 

-     Non, je ne connais pas,  lui répondit Justine.

-     Je te la ferai écouter parce que j’ai le CD . Le coin s’appelle la vallée des anges parce que tous les patelins ont un nom qui se termine par « ange ». T’as Hayange, Florange, Hagondange, Gandrange, Nilvange, Tressange , etc…C’était là que ça se passait au niveau de la sidérurgie . Alors tu t’imagines , mines de  fer plus mines de charbon plus les hauts-fourneaux et tu te représentes  les besoins de main-d’œuvre que tout cela a pu exiger ! Les Italiens qui crevaient de faim dans leurs campagnes ou même les Polonais qui n’étaient pas mieux lotis à bouffer trois malheureuses  patates par ci par là  sont venus en grande  majorité  . En fait, Véeiff m’a dit qu’il y avait  des ouvriers d’un tas de nationalités différentes ayant laissé leurs régions d’origine  derrière eux pour pouvoir donner à manger à leurs familles .Dans les années 60, les sociologues ou les économistes évoquaient le « melting pot » lorrain quand ils parlaient de la Lorraine et de sa mosaïque de nationalités. Véeiff m’a dit que ça grouillait de partout , comme dans de grosses fourmilières. Y’avait de la vie, du travail et de l’espoir,  qu’il me raconte souvent  ! Il m’a dit également  qu’ il  y a des patelins entiers avec des habitants n’ayant que  des noms italiens. A tel point qu’ils ont même organisé à Villerupt le festival du film italien et un de ces quatre , on ira là-bas , toi et moi , manger de vraies  pâtes que concoctent à la main  les matrones du coin et on  se fera deux ou trois bons films du même coup.

-     Avec plaisir. Ma mère me répète souvent que pour elle, pendant les années 70, le cinéma italien était ce qu’il se faisait de mieux. Elle me parle de Risi, Comencini , Scola, Fellini, Visconti …. Mais il a quel âge , ton Sivincci ? Par moment, j’ai l’impression qu’il date d’une autre époque.

-     Tout doux, tout doux ma belle ! Il est né en 57.Il a donc 43 ans. Pas si vieux que ça !

-     Oui, je croyais qu’il avait l’âge de mes parents.  

-     Non. Quand même pas ! Ce sont les films italiens qui nous ont égarés parce qu’ils nous ont replongés dans les années 70. Remarque, ma frangine était aussi une grande spécialiste et elle n’est pas si vieille que ça… Sacrément bons à l’époque les réalisateurs italiens ! Et  faut surtout  pas oublier les acteurs ! Gassman, Sordi, Tognazzi, Nino Manfredi . On ira d’abord voir des films ici, à Paris.

-     Volontiers.

-     Bon , j’en reviens à Véeiff et à son parcours. Pour t’expliquer rapidement ce qu’est un Ritalorrain, je te citerai en exemple et simplement  le plus célèbre d’entre eux qui est  quand-même  Michel Platini, tu sais le footeux des années 80 ?

-     Le foot et moi…mais Platini, ça me parle. Mon père était fan.

-     Bon, alors , maintenant  pourquoi Véeiff qui, tu l’avoueras,  est un drôle de prénom pour un Rital ? C’est simple : son prénom d’origine , c’est Vladimir et son deuxième prénom , c’est Fausto. Tu vois que si tu prends les initiales , ça fait VF, ce qui phonétiquement donne Véeiff, et qui , pour lui, est plus simple que Vladimir ou Fausto. En quelque sorte, son prénom, il se l’est un peu inventé tout seul.

-     D’accord mais bon, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

-     Tout à fait mais le plus intéressant chez Véeiff, c’est avant tout et comme je l’ai déjà dit, son parcours personnel…Il a été un jeune flic avec un avenir plus que prometteur. Il avait commencé sa carrière en tant qu’inspecteur  à Nancy où il s’est marié avec une fille qu’il avait connue en fac de droit et qui se prénommait France  et ils ont eu une petite fille qu’ils ont appelée Marie . Ensuite , il a été muté à Lyon et il a  eu la chance de rencontrer un des plus grands limiers de l’époque , Gaston Delmert , qui lui a pratiquement tout enseigné question métier. Quand il parle de Gaston Delmert, Véeiff dit tout simplement que c’était son mentor. Le père Gaston , je ne l’ai pas connu mais tout le monde s’accorde pour dire que  c’était vraiment une sacrée pointure ! Un flic comme on n’en fait plus. De la lignée des commissaires Blot par exemple, celui qui a arrêté Gu Manda, l’organisateur du casse du convoi d’or…mais je m’égare.

-     Certainement parce que je ne vois pas de qui tu parles.

-     Je te prie de m’excuser. Je t’expliquerai un de ces quatre…Bref, Gaston Delmert lui a tout appris, tant et si bien que Sivincci a eu des résultats probants qui l’ont conduit à une rapide promotion et il  a fini par être muté à Toulouse en tant qu’inspecteur principal …A l’époque, il n’y avait pas de grades, je t’expliquerai ça aussi.

-     Que vas-tu m’expliquer ?

-     Les grades… Tu sais ,  avant , on disait inspecteur, commissaire et tout le tintouin. Maintenant , tout a été remplacé par des grades, comme à l’armée : lieutenant, capitaine , commandant.

-     J’ai compris.

-     Parfait. Bref, j’en reviens à Sivincci et à sa mutation à Toulouse… et alors là, tu peux pas imaginer ce qui lui est tombé sur le râble .

-     A Toulouse ?

-     Pas vraiment à Toulouse…Lui, il était déjà en poste depuis pratiquement un bon mois et il avait convenu avec sa femme et sa fille  qu’elles le rejoindraient rapidement. Elles ont fait Lyon – Toulouse en voiture un beau jour et elles ont quitté l’autoroute aux abords de Carcassonne, certainement pour aller admirer la cité médiévale. Et là, figure-toi qu’un type a doublé en face d’elles, en haut d’une côte…Bref, Marie sa fille et France sa femme tuées sur le coup, ainsi que le chauffard , d’ailleurs.

-     C’est pas vrai ?

-     Malheureusement, si. Je pense que tu peux aisément imaginer dans quel état le père Véeiff s’est retrouvé. J’te dis pas comment qu’il s’est mis à picoler ! Et du hard en plus. Whisky, vodka, cognac, Ricard sec, j’en passe et des meilleures… Il s’est mis plus bas que terre . Biture sur biture. La déchéance totale, à tel point qu’après la période d’apitoiement passée , ses supérieurs ont en eu ras le bol de ses beuveries et qu’ils ont cherché à s’en débarrasser. Ils l’ont fait muter en région parisienne et il a encore plus déconné dans la capitale parce qu’il s’est retrouvé à proximité de l’enfer et de ses tentations. T’avais un des meilleurs flics de France qui est devenu en moins de 6 mois  une loque , tu te rends compte ?

-     Une loque ?

-     Ah oui, je ne le connaissais pas à l’époque mais il m’a tout raconté. Il était tombé plus bas que terre …L’alcoolo parfait.

-     Mais comment a-t-il fait pour s’en sortir ?

-     C’est Gaston Delmert qui s’en est chargé . Le vieux limier suivait toujours son poulain et il savait que ça n’allait pas très fort . Alors , un jour il a pris la décision de monter à Paris et de prendre Véeiff en charge.

-     Mais comment a-t-il fait ?

-     Oh, tout simplement … Méthode ancienne , ça passe ou ça casse ! C’est surtout pas à des types de cette génération qu’il fallait demander un chouia  de psychologie. Mais faut reconnaître que quand ça ne casse pas , ça marche plutôt vite ! Gaston l’a secoué. Il lui est tombé dessus, un matin, sans crier gare. Il avait fait le trajet Lyon-Paris dans la nuit. Véeiff m’a dit qu’il ne sait pas lequel des deux avait le plus les yeux dans ses bottes. Il n’a pas dit un seul mot. Il l’a attrapé et l’a traîné dans son appartement jusque sous la douche. Et il l’a laissé sous la flotte glacée. Menottes aux mains et aux pieds . A l’injurier, à chialer…Et finalement à le supplier. Qu’il lui vienne en aide. Qu’il lui tire une balle dans la tête comme à un chien enragé et qu’on en finisse ! Naturellement, le vieux fou est resté sourd à toutes ses conneries.

-     Heureusement, peut-on dire ! commenta Justine.

-     Au bout de deux jours de ce traitement, Gaston  a réussi à lui arracher deux promesses.

-     La cure de désintoxication , suggéra Justine.

-     Parfaitement.

-     Facile à deviner ! Et la deuxième ?

-     Il lui a juré de ne plus jamais boire la moindre goutte d’alcool .

-     Plus jamais ?

-     Plus jamais…Et cela dure maintenant depuis pratiquement 4 ans. Sans Gaston, il ne s’en serait pas sorti, reprit Auchaland . Même après sa cure , plus personne ne voulait de Sivincci . Alors Gaston a encore tiré quelques ficelles parmi ses nombreuses relations et il a réussi à faire en sorte qu’il ne soit pas viré . Ses amis lui  ont permis que Sivincci obtienne des postes dans des commissariats situés dans des zones plutôt calmes .C’est comme ça qu’il y a presque 2 ans, il a fini par débarquer à Versailles où j’étais déjà en fonction. Il s’est retrouvé dans l’équipe de Lechouvier qui l’a de suite collé dans un placard à gérer des dossiers merdiques. Heureusement qu’il y a  eu deux ou trois affaires qui ont permis à Sivincci de prouver  qu’il avait de la bouteille. Parce que je peux t’assurer qu’il est fort , le gaillard !

-     Il est formidable, ce Gaston !

-     Il était , la corrigea Auchaland. Mort. Cancer ! Moins d’un an après son départ en retraite…Lui qui passait ses rares moments de libres à fabriquer des mouches, il n’a même pas pu en profiter !

-     Des mouches ?

-     Des mouches, oui…Pour la pêche. C’était un fana de pêche à la mouche .

Et Auchaland lui mima le geste .  Bien souple, large, détendu et précis, exactement comme Sivincci lui avait montré et expliqué .

-     Je suis persuadé que mon père et Gaston se sont rencontrés au cours de leurs parcours respectifs , continua-t-il . C’était quasiment inévitable …de plus, Gaston était un ancien résistant, un vrai de vrai,  pas un rigolo de la dernière heure comme il y en eut tant  et une  véritable pointure question boulot mais il n’avait jamais voulu quitter Lyon , ce qui avait freiné son évolution personnelle. Cependant , je reste convaincu qu’il a donné des instructions à certains pontes haut placés et de ses anciens amis  pour qu’ils veillent sur Sivincci. C’est pour ça que Lechouvier n’ose pas trop l’emmerder. Il est bien trop politique !

-     Et Sivincci est donc veuf et vit toujours seul ?

-     Plus depuis peu. Il vient de se maquer avec Myriam Marciano qui est juge au tribunal de Versailles et , crois-moi , ça a l’air de super bien se passer pour chacun des deux.

-     C’est bien !Comme cela , au moins , maintenant , il est apaisé.

-     Tout à fait ! Et il peut  se consacrer pleinement à son boulot.

-     Raconte-moi comment vous avez par exemple démêlé une affaire super compliquée que tu n’aurais jamais pensé voir résolue !

-     Un truc qui met véritablement en évidence la perspicacité de Sivincci , une enquête où il m’a snobé ?

-     Exactement mais sans trahir les secrets du métier , lui répondit Justine en lui montant bien combien elle était curieuse.

Auchaland resta silencieux et Justine put constater qu’il semblait fouiller dans sa mémoire pour trouver une affaire originale et capable de l’étonner . Enfin, il lui lança un regard plein de satisfaction et reprit :

-     Je crois que j’ai ce qu’il te faut en magasin . En fait , on a été deux sur le coup : Véeiff et moi. Cette enquête , on l’avait baptisée « l’inconnu du nord d’Herblay »  et par la suite , tu comprendras pourquoi. Ecoute-moi bien !

Un beau matin, les gendarmes ont été appelés sur la nationale 14 , entre Cergy et Magny-en Vexin. Il y avait eu un accident de voiture ayant provoqué les morts des deux conducteurs de deux véhicules qui s’étaient  heurtés de plein fouet sur la longue ligne droite que fait à cet endroit la route nationale. Je ne te dis pas l’état des deux véhicules !  Il y avait un papy dans ce qui restait d’ une voiture de type « sans permis » et un individu plus jeune, d’une quarantaine d’années ,  dans une Peugeot 306. Choc frontal. La 306 avait  quitté inexplicablement sa trajectoire normale  sur la partie droite de la route  pour percuter carrément la petite voiturette qui arrivait en face . Tu sais que parmi les gendarmes , il existe des spécialistes capables de reconstituer les circonstances précises  d’un accident de la route ?

-     Pas du tout !

-     Si ,si … Ils analysent l‘usure des pneus des véhicules , la qualité du revêtement de la chaussée, etc…  Pour cet accident  , ils ont essayé de reconstituer les circonstances du drame comme on dit communément et ils n’ont pas trouvé de cause plausible . La question qui demeurait était : pourquoi la 306 a foncé sur la voiturette à très grande vitesse car, selon leurs estimations, la vitesse de la 306 était au moins de 160 kms/heure ? Le conducteur de la 306 n’avait pas d’alcool dans le sang et le papy non plus , d’ailleurs. Pas de pneu qui aurait éclaté , pas de direction qui tout d’un coup ne répond plus. Non, absolument rien. A la limite, ils ont pensé un moment qu’un animal sauvage, de type gros gibier, genre sanglier ou chevreuil , aurait pu traverser la route , juste devant la 306 qui aurait alors  fait une grande embardée pour l’éviter. Mais à environ 500 mètres derrière la 306, il y avait un camion dont le chauffeur n’a rien vu , si ce n’est la 306 qui, d’un coup , s’est mise à foncer sur la voiturette , sans raison apparente . C’est d’ailleurs ce routier qui avait alerté de suite la gendarmerie pour les prévenir de l’accident.

Alors , passablement intrigué, le capitaine de gendarmerie a pris la décision de nous contacter et Véeiff et moi, nous  avons rappliqué. Aucun de nous deux n’est un spécialiste des accidents de la route. Nous avons donc écouté très attentivement ce que nous expliquait le capitaine qui était quasiment persuadé que le conducteur de la 306 avait délibérément foncé sur la voiturette. Sivincci objecta en lui rappelant que le conducteur dont nous connaissions à présent  l’identité parce que les gendarmes avaient trouvé son portefeuille était certain d’y laisser la vie. Ce qu’approuva entièrement le capitaine Malaterne qui pensait qu’il s’agissait soit d’un suicide ayant entraîné la mort de Joseph Esnault , le papy de la voiturette dont les gendarmes avait aussi trouvé les papiers dans son portefeuille , soit d’un acte totalement volontaire ayant pour objectif de tuer précisément  Joseph Esnault . Je résume les faits : Bernard Trials , au volant d’une Peugeot 306qui roulait tout à fait normalement  accélère brusquement jusqu’à 160 kilomètres heures et, d’un coup, selon le chauffeur du camion qui le suivait assez loin , quitte sa trajectoire pour littéralement foncer sur la voiturette conduite par un dénommé Joseph Esnault. Pas commune , cette équation, si je puis dire… Sur la possibilité d’un suicide, Sivincci restait sceptique et fit remarquer que , bien souvent, les conducteurs qui veulent se suicider se payent un platane ou un mur mais en profitent rarement pour tuer un quidam du même coup. Malaterne approuva.

Restait alors la possibilité d’un assassinat pur et simple si l’autopsie ne révélait pas un malaise violent ou un arrêt cardiaque ayant provoqué le décès du conducteur de la 306 juste avant la collision. Il nous fallait simplement attendre les conclusions de l’autopsie, ce qui allait prendre une demie journée. Mais comme on était en pleine période calme question boulot, on avait du temps et Sivincci expliqua à Malaterne que  nous allions instruire cette affaire, lui et moi. Il proposa que nous partions du postulat de départ simple  selon lequel Trials avait voulu tuer Joseph Esnault. A partir de ce point de départ , il nous fallait adopter une démarche hypothético-déductive nous conduisant à trouver le ou les mobiles qui nous semblaient fondamentaux car nous ne devions pas oublier que Bernard Trials avait laissé sa propre vie dans cette affaire. Ce qui , de suite , m’a fait personnellement fait  pencher du côté de la vengeance . Tu, vois, le type qui se venge , coûte que coûte, quitte à mourir , un peu comme en  sacrifice.

Justine approuva d’un  hochement de tête. Auchaland poursuivit :

-     Véeiff et moi sommes repartis au commissariat et déjà dans la voiture , il m’a dit de collationner rapidement tout ce qu’on pourrait trouver sur chacune des deux victimes et surtout croiser les informations pour voir si elles se connaissaient ou plus simplement , si elles avaient des connaissances communes. On est rentré  et j’ai fouillé en remontant les vies de Bernard Trials et de Joseph Esnault.

 Le premier avait 38 ans, célibataire, jamais marié et exerçait la profession de  cuisinier dans un lycée à Herblay où il habitait . Pas de famille. Ses parents étaient décédés tous les deux et il était fils unique.  Pas la moindre histoire. Je n’ai même pas réussi à lui trouver une copine . J’ai alors cherché du côté copains. Pas mieux ! Ce gars était aussi lisse que la surface de la  glace d’une patinoire neuve  . Pas le moindre relief.

Quant au second, le papy, lui c’était un peu plus fourni question vie animée. C’était en fait une sorte de patriarche âgé de 76 ans, propriétaire d’une grosse ferme à la sortie de Magny-en-Vexin et qui jouissait d’une grosse fortune personnelle .

-     Et il conduisait une voiturette ? lui demanda Justine.

-     Question picole, il donnait pas sa part aux chiens. Il était sous le coup d’un retrait de permis de 6 mois. Il avait donc acheté une voiturette pour ses déplacements. Parce que, figure toi qu’il se déplaçait fréquemment ! Sa vie à lui, elle n’ était pas lisse du tout. Plutôt du genre mouvementée ! Il était marié depuis une bonne cinquantaine d’années mais ça ne l’empêchait pas d’avoir  une maîtresse, une jeunette de 53 ans qui habitait à Pontoise et à qui il rendait immanquablement visite les mardi, jeudi et vendredi matin à 9 heures 30.

-     D’où la raison de sa présence sur cette route , le matin de l’accident .

-     Bien vu,  Watson ! C’était effectivement un jeudi. Tiens, j’ai dit « effectivement » !

-     Pardon ?

-     Mille excuses mais un jour , je t’expliquerai, répondit Auchaland en souriant.

Légèrement excédée , Justine lui ordonna de continuer. Il s’exécuta.

-     Joseph régnait en véritable despote sur toute sa tribu composée de ses trois fils et de ses brus ainsi que de tous ses petits enfants et qui vivaient tous à la ferme, sous sa coupe. Il avait aussi une fille, professeur au lycée d’Argenteuil et qui avait pratiquement coupé les ponts avec sa famille. En fait, j’ai appris par la suite qu’elle gardait uniquement un contact téléphonique régulier avec sa mère mais qu’elle ne souhaitait plus revoir son père. J’ai fouillé, fouillé et je ne trouvais rien. Sivincci m’adit que de son côté, il allait voir si Joseph Esnault avait laissé un testament pour étudier si sa mort profitait à quelqu’un. D’autre part, je commençais à percevoir que notre bon Joseph devait avoir pas mal d’ennemis qui ne lui souhaitaient pas que du bien ! Au bout de deux jours , je suis allé trouver Sivincci pour lui avouer que je faisais chou blanc et il m’a conseillé de me focaliser sur Bernard Trials car , comme il n’y avait rien dans sa vie, ce serait plus facile de mettre quelques points  en évidence. Et de plus, il ne fallait pas oublier que c’était sa bagnole qui avait brusquement changé de trajectoire comme s’il avait voulu délibérément foncer sur la voiturette d’Esnault.

 Comme on avait récupéré ses clefs qu’il avait sur lui au moment de l’accident, je  suis allé franco  à son domicile au nord d’Herblay et j’ai fouillé de fond en comble son petit deux pièces. Une fois de plus , je n’ avais rien à me mettre sous la dent. Pas même un courrier dans lequel il aurait annoncé sa volonté de mettre fin à ses jours. J’ai alors pensé à aller voir son courrier dans sa boîte aux lettres. Avec la petite clef du trousseau, je l’ai ouverte et j’en ai sorti le contenu. Des factures, des tracts publicitaires et des enveloppes qui devaient contenir des courriers administratifs et  que j’ai décachetées. Parmi ces enveloppes,  il y avait un avis de  remboursement de la CPAM. Je l’ ai pris et je me suis empressé d’appeler Sivincci  . Il m’a aussitôt affirmé que c’était exactement ce point qu’il fallait creuser parce qu’il était tout de même étonnant de constater que moins de deux  semaines avant son décès survenu dans des circonstances quelque peu anormales , Trials avait  consulté  un médecin. Naturellement, la consultation pouvait être liée à une simple grippe mais il était également possible qu’elle soit reliée à quelque chose de plus grave, ayant eu pour conséquence de le  pousser à se donner la mort. Il m’a conseillé de téléphoner à la caisse primaire d’assurance maladie dont Trials dépendait pour savoir à quel acte médical  ce remboursement correspondait. Et c’est précisément ce que j’ai fait ! J’ai appelé et je suis tombé sur un type charmant qui a retrouvé l’ordonnance et la fiche de remboursement.. Il m’a donné les coordonnées du médecin traitant de Trials qui étaient inscrites sur l’ordonnance et il  m’a  conseillé de m’adresser directement à lui. J’ai alors composé le numéro de téléphone du docteur Bernigoud dont le cabinet était à Herblay et j’ai pris rendez-vous avec lui .

J’en ai parlé à Sivincci qui m’a conseillé de bien prendre mon temps chez le médecin . Il m’a annoncé que Balembois l’avait appelé et lui avait déclaré que Trials n’avait pas été victime d’un malaise ou d’un arrêt cardiaque. On pouvait donc admettre qu’il maîtrisait parfaitement la trajectoire de son véhicule au moment de l’accident. Pas le moindre doute sur ce point !

 On a préparé l’entretien ensemble et le but de l’interrogatoire que j’allais mener était de déterminer si Trials était atteint soit d’une maladie qui rend fortement dépressif  , soit d’une maladie déclarée  incurable. Deux raisons pouvant expliquer qu’il ait tenté de mettre fin à ses jours.

-     Mais pas à provoquer la mort de Joseph Esnault , fit remarquer Justine.

-     Tu as parfaitement raison…Mais c’était tout de même un point de passage obligé. Une première étape dans l’investigation , en quelque sorte.

-     Je suis  d‘accord avec toi , reconnut Justine.

-     Je me suis donc rendu au cabinet du docteur Bernigoud à Herblay et je l’ai questionné à propos de Trials en cherchant à savoir s’il était venu le consulter parce qu’il souffrait d’un mal incurable ou de dépression pouvant aller jusqu’au suicide. Le médecin m’a de suite répondu qu’il fallait abandonner l’hypothèse de la dépression conduisant  au suicide . En revanche, il n’était pas impossible qu’il fût atteint d’une maladie incurable. Il avait sorti la fiche de Trials qu’il suivait depuis une dizaine d’années et qui était un patient ordinaire souffrant épisodiquement des maux habituels qui affectent les patients ordinaires, c’est-à-dire rhumes, grippes,  gastro-entérites, j’en passe et des meilleures ! Cependant, d’après Bernigoud , les symptômes que Trials lui a décrits à l’occasion de sa dernière consultation pouvaient laisser supposer une maladie plus grave.

-     Ah bon ?

-     Oui. Question médecine, moi, je suis plutôt zéro mais le toubib m’a assez bien expliqué le coup. Il m’a dit que Trials pensait qu’il était atteint d’une perte progressive de la mémoire . Au début, le toubib a naturellement pris ça avec le sourire et a essayé de rester positif en lui répondant que, bien souvent, les personnes approchant la quarantaine ont le sentiment que leur mémoire s’amenuise. Simplement parce qu’un beau  matin, elles ont mis un temps fou à se souvenir d’ où elles avaient rangé leur trousseau de clefs qu’elles retrouvent habituellement comme qui rigole  ou parce qu’elles ont subitement  oublié un numéro de téléphone qu’elles ont toujours connu par cœur. Il lui a dit qu’il ne fallait surtout pas confondre trous de mémoire passagers et perte de mémoire mais il a abandonné un peu de son optimisme quand Trials lui a  avoué qu’il était sujet à des vomissements et  des nausées de plus en plus fréquents. Le docteur a continué sur un ton toujours aussi rassurant mais il lui a tout de même prescrit un examen IRM à l’hôpital de Cergy. C’était quinze jours avant son décès et ensuite, le médecin n’a plus eu de nouvelles de Trials alors qu’il aurait dû recevoir au moins  un double des résultats de l’examen.

-     Et cela ne l’a pas intrigué ?

-     Un peu au début mais il a eu vite fait de penser à d’autres choses. Et peut-être que Trials avait pris la décision de ne pas passer d’examen IRM. Après tout, chacun est libre de faire ce qu’il veut avec son propre corps ! 

-     Mais quand tu dis que le médecin avait perdu de son optimisme, est-ce que tu sais quel type de maladie il pouvait envisager suite aux  symptômes décrits par Trials ?

-     Bien évidemment. Tu penses bien que je lui ai posé la question !

-     Et alors ?

-     Il m’a tout de suite parlé d’un GBM.

-     Un GBM ? Qu’est-ce que c’est ?

-     Je te prie de m’excuser mais comme ça , à froid, je ne sais plus à quoi correspondent ces initiales. En gros, quand j’ai demandé à Bernigoud ce que cela voulait dire, il m’a répondu que c’est la tumeur du cerveau la plus fréquente et la plus agressive.

-     La plus fréquente et la plus  agressive ?

-     C’est dingue . Tu as exactement les mêmes réactions que moi ! J’ai posé la même question à Bernigoud qui m’a expliqué que le GBM reste extrêmement rare avec seulement 2 ou 3 cas pour 100 000 personnes en Europe et en Amérique du Nord. Mais c’est tout de même la tumeur primitive la plus fréquente.

-     Et la plus agressive…Chances de survie ?

-      En gros, je cite Bernigoud qui m’a résumé que l’espérance de vie de cette maladie est de cinq ans. Elle a peu évolué ces trente dernières années et  ne dépasse pas les dix pour cent. Même avec une résection chirurgicale complète de la tumeur, combinée aux meilleurs traitements possibles, le taux de survie au GBM reste très faible  .

-     Si je traduis, Bernigoud t’a expliqué que même si on retire la tumeur et que le malade est traité par chimiothérapie ou radiothérapie, ces mesures ne conduisent pas à la guérison.

-     Tout à fait. Mais Bernigoud n’a absolument pas pipé mot sur ces points à Trials vu qu’il n’allait pas le condamner à mort avant même d’avoir reçu les résultats de l’examen IRM avec une confirmation. Il m’a même avoué que dans ce cas, il l’aurait envoyé en consultation chez un neurologue spécialisé car le traitement dépasse le domaine de compétence d’un médecin généraliste. Voilà, j’avais fait le tour de la question  avec Bernigoud et avant même qu’il me le suggère , j’avais compris qu’il fallait que j’aille investiguer du côté du service neurologique de l’hôpital de Cergy.

J’ai appelé Sivincci pour lui résumer ce que m’avait appris Bernigoud et je lui ai dit que selon moi, l’étape suivante, c’était l’enquête directement à l’hôpital de Cergy .  Il  m’a confirmé que c’était la suite logique de l’enquête.

-     Et tu avais absolument besoin de l’appeler pour lui demander son avis ? Il me paraît évident que si  Trials a appris qu’il était atteint d’une maladie incurable, ce ne peut être qu’à l‘hôpital. 

-     Oui, absolument. Si j’ai appelé Sivincci, c’est parce que dans la tête de deux flics, y’a plus d’idées que dans la tête d’un seul. Je ne suis pas du genre à tout rapporter à mon chef mais il y a des moments où j’ai besoin de discuter avec lui pour confronter nos avis. Maintenant, il fallait  vérifier que Trials  était allé à l’hôpital de Cergy pour passer l’examen IRM.

-     C’est vrai et alors qu’as-tu trouvé ?

-      Au service des admissions de l’hôpital, il y avait bien un dossier au nom de Bernard   Trials et précisément  pour un examen IRM  mais ensuite plus rien. Il avait pris un rendez-vous par téléphone et il s’est bien pointé à l’heure le jour convenu. Ensuite, personne , dans aucun service n’a jamais entendu parler de Bernard Trials. Volatilisé , comme s’il n’était  jamais venu .

-     Bizarre !

-     Tiens , tu as dit bizarre, comme …

-     C’est bizarre …oui, je connais .

-     Mais à ce moment précis, tu as senti que cela commençait à devenir intéressant ?

-     Pour sûr , Arthur !

-     Bizarre !

-     Encore ? Bien sûr que c’est bizarre !

-     Non, ce qui est bizarre , c’est que quitte à faire disparaître Bernard Trials, il fallait commencer par détruire son dossier d’admission.

-     Pas si simple. C’est un dossier informatique tenu par le service des admissions. J’ai contrôlé et il n’est pas facile d’avoir accès à leurs fichiers.

-     Donc la question était : qui a rencontré Bernard Trials ?

-     Bien .Je vais t’embaucher dans la police…

-     Je préfère rester dans l’éducation nationale…Ensuite, qu’as-tu fait ?

-     J’ai rappelé mon chef pour le tenir informé. Il m’a calmement écouté puis m’a dit de rentrer  à l’usine .

-     A l’usine ?

-     Oui , c’est de cette façon, qu’entre nous, on appelle le commissariat.

-     Mais pourquoi t’a-t-il conseillé de rentrer ?

-     Pour prendre un peu de recul. Il me fallait chercher avec lui comment j’allais trouver des témoins ayant vu Bernard Trials dans l’hôpital. On avait le jour du rendez-vous . Il était bien venu puis il avait comme disparu à l’intérieur de l’hôpital pour réapparaître le jour de l’accident. De son côté, Sivincci m’a appris que le notaire de Joseph Esnault lui avait déclaré que ce dernier n’avait pas laissé de testament officiel. Donc , comme ça, à brûle pourpoint, sa mort profitait à tous ou du moins, à personne en particulier. On ne pouvait pas trouver un légataire unique qui aurait eu un mobile motivant pour supprimer Esnault.

Comme c’était calme, on est parti prendre un pot chez Emile, le gargotier dont je t’ai parlé tout à l’heure.

-     Le fana de cyclisme ?

-     Exactement. On s’est isolé dans la salle du fond et on a discuté . On a commencé par faire le point : nous étions certains que Trials était allé consulter à l’hôpital puisqu’il y avait bien un dossier d’admission à son nom. Sur le dossier d’admission, il était précisé qu’il allait passer un examen IRM. Et puis, plus rien ! Comme s’il n’était jamais allé passer cet examen …Si on admettait qu’il avait passé l’examen IRM, il restait alors deux questions : qui le  lui avait fait passer et pourquoi  son dossier avait disparu  ?

Sivincci m’a alors dit que le mieux , c’était qu’on aille ensemble le lendemain questionner le directeur de l’hosto. Il m’a demandé de préparer un jeu de photos correctes de Trials et j’ai eu un mal fou parce que le cadavre n’était pas présentable et qu’il n’y avait pas de photo récente chez lui compte tenu de la fadeur  de sa vie sociale. Enfin, je me suis débrouillé le soir,   au labo du commissariat, j’ai pris sa photo d’identité et je l’ai fait retaper un peu par un type de l’équipe de Vermersch qui est même parvenu à l’ agrandir sans qu’elle soit floue.

-     Vermersch, encore un nouveau nom !

-     Oui, c’est le patron de l’équipe d’experts qui travaille avec nous. Un type sympa. Très compétent. C’est le grand pote de Balembois , le médecin légiste. De retour au commissariat et juste avant que je m’occupe des photos,        Sivincci  a fait appeler le directeur de l’hosto  qui en réalité,  était une directrice. Il lui a simplement expliqué qu’on enquêtait sur la mort d’un homme qui était venu en consultation quelques jours plus tôt, qui avait été enregistré au service des admissions selon les procédures habituellement en usage  et dont on ne retrouvait ensuite plus aucune trace. Elle a commencé par répondre aimablement que ce n’était pas possible puis , face aux affirmations de Sivincci, elle a dit qu’elle allait faire vérifier les différents points et a accepté un rendez-vous pour le lendemain 9 heures. Je lui ai alors donné le nom de Bernard Trials et je  lui ai communiqué aussi  le jour et l’heure indiqués sur le dossier d’admission que j’avais vu pour qu’elle procède aux vérifications et pour qu’elle se débrouille afin que les personnes présentes précisément ce jour soient interrogeables  . 

 Le lendemain matin, on s’est pointé avec Véeiff pile à l’heure et elle est venue nous accueillir directement. Une charmante petite dame d’une cinquantaine d’années et d’une amabilité extrême. Après les présentations d’usage, elle nous a priés de la suivre jusqu’à son bureau où elle nous a  avoué qu’elle avait procédé aux vérifications de ce que lui avait déclaré la veille Sivincci et qu’elle devait admettre que c’était vrai. Trials était bien venu à l’hôpital, il avait bien été enregistré pour passer un IRM et ensuite, on ne retrouvait plus trace de lui. Cela dit, elle admettait qu’il était tout à fait possible qu’après son enregistrement aux admissions, pratiquement au tout  dernier moment, il ait décidé de ne pas passer d’examen IRM et qu’il ait choisi de partir sans prévenir.

Elle avait pris la décision de nous attendre avant de faire quoi que ce soit . Elle nous proposa de nous rendre au service de neurologie pour que nous puissions interroger tous les membres de l’équipe. Sivincci lui a simplement demandé dans un premier temps de nous présenter l’organisation complète du service neurologie, c’est-à-dire de nous dresser un organigramme complet avec tous les membres. Elle a pris une feuille de papier et a commencé. Mais alors, c’est un truc de fous ! Sivincci et moi, on n’y connaissait absolument rien vu qu’on a la chance de n’avoir pratiquement jamais été malades et qu’on a pas trop fréquenté les hôpitaux  mais tu verrais l’usine à gaz. ! T’as un big boss, un grand  professeur avec 5 adjoints et dessous,  tu as une kyrielle de sous- services avec des noms comme neuropsychologie ou consultation mémoire et même si je me souviens bien quelque chose comme neuro-oncologie mais ne me demande surtout pas à quoi cela correspond ! Bref , en tout, cela représente au bas mot une bonne trentaine de personnes, pour la plupart des médecins.

Sivincci a alors demandé à madame Brissard, la directrice de l’hôpital qu’elle nous décrive rapidement le parcours d’un patient qui vient à l’hôpital pour passer un examen IRM. Elle nous a répondu que pour que ses explications soient des plus faciles à comprendre, le mieux était qu’elle nous accompagne jusqu’au service. Nous sommes tout d’abord passés par la case admissions générales car je me permets de te rappeler que  Trials avait bien été enregistré. Ensuite , et normalement, il avait dû aller jusqu’au service de neurologie avec sa feuille d’admission, donner cette feuille au secrétariat du service, attendre son tour dans la salle d’attente puis passer l’examen pour finalement entendre le diagnostic délivré par un médecin compétent.

Nous avons suivi madame Brissard jusqu’au service IRM . En fait, on a compris que ce service s’appelle plus exactement le service de  neuroradiologie et on est arrivé face à une banque d’accueil derrière laquelle se trouvait une charmante jeune dame en blouse blanche et qui s’occupe de l’accueil et de l’enregistrement des patients . Madame Brissard nous a présentés à Cécile, la charmante jeune dame en question,  qui était en fonction  le jour de la consultation de Bernard Trials. On n’a pas eu besoin de longs préliminaires car madame Brissard l’avait parfaitement mise au courant . J’ai sorti la photo de Trials et lui ai montrée mais cela ne lui disait absolument rien… Je dois reconnaître que le visage de Trials était des plus anodins et que Cécile nous a avoué voir défiler plus de trente personnes par jour.

Sivincci a alors déclaré à Cécile que nous allions procéder comme si Trials était réellement venu et  comme si elle l’avait accueilli . Elle l’ a tout de suite catégoriquement  interrompu en lui  répondant que c’était totalement impossible puisqu’elle ne le retrouvait pas dans sa liste de patients enregistrés ce jour. Sivincci a poliment insisté en lui répétant qu’ il allait endosser  le rôle de Bernard Trials et qu’il allait suivre le parcours d’un patient et qu’il fallait donc qu’elle nous explique la suite . Cécile a failli une fois de plus nous redire que c’était parfaitement impossible mais madame Brissard lui a jeté un regard qui lui a fait comprendre derechef qu’elle devait obtempérer . Et là, l’a pas moufté , la petite Cécile ! Nous a demandé de la suivre et nous a  conduits dans la salle d’attente où six chaises entouraient une table basse sur laquelle trônaient des vieux magazines people ou d’autres genres mais tu vois, plutôt du style de ceux qu’on lit toujours forcément chez les médecins ou les dentistes.

-     Chez les coiffeurs aussi , quelquefois, commenta Justine.

-     Exact…Je continue. Elle nous a  ensuite invités à entrer dans la salle d’examen qui était principalement occupée par une drôle de machine qui de suite, m’a fait penser au gros canon utilisé par l’homme obus dans les cirques au cours du  siècle dernier .

-     Qu’est-ce que tu me racontes ?

-     Non, rien…je continue. Cécile nous a présentés à Jean-Charles qui était le manipulateur censé recevoir les patients le jour de la visite de Trials . Donc, forcément, si Trials était venu jusqu’au service, il aurait dû le rencontrer . Sauf que quand on lui a montré la photo, il nous a déclaré de suite et sans l’ombre d’un doute  qu’il n’avait jamais vu ce monsieur.

Il restait désormais à rencontrer le médecin qui était de service et qui délivre aux patients les diagnostics après l’étude des  examens IRM. Nous sommes passés dans la salle attenante et nous avons pu questionner le docteur Larroche qui , tout comme Cécile et Jean- Charles officiait le jour présumé de la venue de Trials . Je lui ai montré la photo. Niet. Jamais vu. Il a tenu à être plus formel et il nous a expliqué que pour chaque visite , il rédige un compte rendu précis avec tous les commentaires adéquats qui par la suite vont suivre le patient dans son traitement. En réalité, il enregistre oralement   ses conclusions  sur un magnétophone et ensuite une secrétaire tape le compte-rendu. Des copies de  tous les rapports sont méticuleusement classées dans le service. Il a appelé sa secrétaire et lui a demandé de retrouver un dossier au nom de Trials et naturellement, elle a fait chou blanc.         

-     Et bien ,  nous voilà donc tous fixés ! conclut madame Brissard avec un sourire de satisfaction sur le visage. Monsieur Trials est bien venu à l’hôpital, il s’est fait enregistrer au service des admissions générales puis, allez savoir pourquoi, il a décidé de ne pas subir d’examen et a subitement  rebroussé chemin sans prévenir la moindre personne.

Sivincci et moi , on a pris aimablement congé en remerciant madame Brissard et ses collaborateurs  pour leur aide non négligeable mais on leur a bien précisé qu’il fallait qu’ils demeurent disponibles. C’est à dire que j’ai sorti mon petit carnet et que j’ai pris les coordonnées précises de Cécile , de Jean-Charles, du docteur Larroche  et de madame Brissard. Sivincci et moi savions pertinemment que leurs coordonnées étaient facilement trouvables au service du personnel de l’hôpital mais j’avais bien compris que Sivincci voulait donner un caractère hautement procédurier à ce point pour impressionner les trois témoins. Avant de rentrer à l’usine , il m’a dit qu’on allait se prendre cinq minutes à la cafétéria de l’hosto , histoire de se faire un petit débriefing. Comme il était encore relativement tôt , ce matin, nous n’avons eu aucun mal pour trouver une table légèrement isolée pour pouvoir discuter à l’abri d’oreilles indiscrètes .   Sivincci m’a offert un café long non sucré qu’il est allé chercher à la machine et dès qu’il s’est assis à la table, il a commencé :

-     Je résume : Trials montre des symptômes de maladie. Il consulte son médecin traitant qui lui conseille d’aller passer un examen IRM à l’hôpital de Cergy. Trials prend rendez-vous par téléphone , se fait enregistrer et puis disparaît entre le service des admissions et le service de neuroradiologie. Deux jours plus tard, il percute avec sa bagnole et sans raison apparente à 160 kms à l’heure,  un petit vieux qui roulait en sens inverse sur la longue ligne droite qui mène de Cergy à Magny-en Vexin .

-     Et les deux victimes ne se connaissaient ni d’Eve ni d’Adam , repris-je.

-     Ce qui est dingue, c’est que Trials se serait fait un film tout seul sans passer le moindre examen. Il se serait vu aux portes de la mort et aurait décidé d’en finir rapidement et tout seul.

-     Le suicide, passe encore mais pourquoi tuer du même coup Esnault ?

-     Va savoir ! Surtout qu’on ne m’enlèvera pas l’idée que la mort d’Esnault  n’est pas le fruit du hasard mais bien un acte totalement prémédité. L’endroit où a eu lieu l’accident n’est pas particulièrement dangereux.

-     Pour sûr, Arthur ! C’est une ligne totalement droite .

-     Et n’oublions pas que Trials a poussé sa 306 jusqu’à 160 à l’heure et qu’il a littéralement foncé sur la voiturette d’Esnault ! Le témoignage du chauffeur du camion ne laisse planer aucun doute sur ces points.

-     Donc, nous concluons de façon quasiment irréfutable que Trials a décidé de tuer Esnault.

-     Je dirais même plus, Paul : Trials a décidé de se donner la mort et , du même coup de provoquer celle d’ Esnault.

-     Maintenant , qu’est-ce qui a pu convaincre  Trials de se suicider ?

-     Bonne question ! Je reconnais que sa vie , c’était pas le paradis. Pas de gonzesse, pas d’enfant ! Mais bon , c’était pas l’enfer non plus…

-     Surtout par les temps qui courent !

-     Je sais que nous sommes en période de vacances scolaires mais on doit bien pouvoir retrouver certains de ses collègues de travail. Ce type, c’était pas un mauvais bougre . Il devait bien fréquenter des gens.

-     Certainement,  Véeiff.

-     Remarque, ce ne sera peut-être pas nécessaire ! Continuons de rester sur la piste que nous avons prise au début. On part de l’hypothèse qui consiste à supposer qu’il a décidé de mettre fin à ses jours.

-     Ca me va.

-     On démarre forcément par le  docteur Bernigoud ! Et alors, il nous faut indubitablement admettre que Trials était convaincu qu’il avait une tumeur maligne au cerveau et qu’il a alors décidé de mettre fin à ses jours.

-     Jusque là, je suis mille fois d’accord avec toi  mais ensuite pourquoi Trials serait allé jusqu’à  provoquer la mort d’Esnault ?

-     C’est le point clé, Paul. Le point clé…On tourne en rond. On n’arrive pas à connecter les deux . Si Trials en est arrivé à décider de tuer Esnault, c’est forcément qu’il y avait un lien entre eux. Il nous faut absolument trouver ce lien. On n’a pas de lien, pas de mobile… Pour le moment , on est au bout de la piste et cette piste nous a tout de même conduits au service de neuroradiologie de cet hôpital sans être certains que Trials est venu jusque là.

-     Continuons d’opérer comme s’il y était venu. Tiens, c’est marrant !

-     Qu’est-ce qui est marrant ?

-     On est à l’hosto et j’ai dit «  continuons d’opérer ».

-     Bof…Ta suggestion est bonne. Supposons qu’il est venu au service de neuroradiologie   Donc, il a forcément rencontré Cécile à l’accueil et Jean-Charles dans la salle d’examen.

-     Forcément !

-     Sauf que ni l’un ni l’autre ne se souviennent de Trials.

-     Ils mentent peut-être .

-     Ou au moins un des deux.

-     Il a pu également rencontrer le toubib, celui qui dicte les compte-rendus. Facile ensuite pour lui d’effacer les traces de la venue de Trials.

-     C’est vrai. Mais Trials devait déjà passer par chez Cécile puis par chez Jean-Charles.

-     Ils sont peut-être tous les trois dans le coup !

-     Peut-être , si coup il y a . Bon Paul,  il faut que tu investigues du côté de Cécile et de Jean-Charles. Faut déjà prouver que Trials est venu jusqu’au servie et pas seulement à l’hôpital. Si tu ne trouves rien, alors on arrête tout et on considèrera que c’était un accident.

-     Moi je veux bien Véeiff mais faudrait tout de même pas oublier que l’imagination est la pire amie des flics . Ici, on n’a rien de rien. Du nada complet… C’est pas toi qui me dit toujours  qu’il faut s’en tenir aux faits, aux constatations ?

-     Oui, tu as raison de me le rappeler mais dans ce cas , ce n’est pas de l’imagination , c’est de l’intuition.

-     Ah, alors , si c’est de l’intuition, ça change tout , que j’ai répondu en souriant à mon chef bien aimé. Et je te l’avoue , Justine , j’étais bougrement content qu’on parte sur de la complète imagination…Alors on est rentré à l’usine et j’ai investigué. C’est à dire que j’ai simplement pris une autre voiture et que je suis retourné tout seul, comme un grand ,  à l’hôpital de Cergy .

 Une fois sur place, j’ai calmement étudié le parcours qu’avait dû emprunter Trials. Pour se rendre des admissions jusqu’au service de neuroradiologie, il y avait deux possibilités : soit par les escaliers, soit par l’ascenseur qui mène au troisième étage. J’ ai jeté rapidement  un œil dans la cage d’escaliers et j’ai décidé de prendre l’ascenseur .Une fois sorti de la cabine, on arrive à une sorte de grand carrefour inter couloirs et on doit suivre les flèches indiquant « neuroradiologie » pendant un assez long moment . C’est de cette façon qu’on était venu le matin-même avec la directrice. Tu ne vas pas me croire mais je suis rentré dans toutes les pièces bordant chaque côté du couloir et j’ai montré la photo de Trials à tous les occupants. Carrément, la méthode «  enquête de voisinage  dans l’hosto »  . Ca tombait bien parce qu’on était en plein dans les horaires des visites Je me disais qu’on ne sait jamais , qu’un malade avait peut-être croisé Trials pendant qu’il faisait sa petite promenade dans les couloirs . Au niveau des malades, j’ai fait chou blanc mais je suis rentré dans une salle où il y avait des surveillantes et quand j’ai montré la photo aux trois dames en blouse de nylon  couleur bleu délavé, l’une d’entre elles  m’a demandé si elle pouvait la prendre pour l’observer plus en détail . Et il y a des jours , comme ça, où tu te dis que peut-être bien que Dieu existe parce que Vanina Marie- Rose , charmante aide-soignante d’origine antillaise m’a avoué se souvenir de ce monsieur qu’elle avait croisé un matin et qui lui avait aimablement demandé si elle aurait l’obligeance de lui indiquer où se trouvaient les toilettes. Elle m’a même dit qu’elle lui avait conseillé d’aller jusqu’à la porte qui se trouvait jute avant le service de neuroradiologie. J’étais alors quasiment certain que Trials était venu dans le service et qu’il avait passé un examen IRM. Il me fallait maintenant aller travailler au corps Cécile et Jean-Charles.             

Du côté de Cécile , y’avait rien à voir. Sa réaction, somme toute assez particulière , m’a de suite paru être celle  d’une femme psychorigide qui n’admettait pas qu’on mette en doute son professionnalisme. Elle ne se souvenait pas de Trials, un point, c’est tout. Faut dire que des clients , elle en voit  passer au bas mot une bonne trentaine par jour, comme elle nous l’avait déjà dit  . Sauf, que s‘il s‘était pointé jusqu’au service de neuroradiologie, elle aurait quand-même dû forcément  l’enregistrer sur son ordinateur,  le père Trials . Là-dessus, elle était formelle : pas de trace de Trials dans son fichier ! Je lui demande si quelqu’un du service connaît son mot de passe et elle me répond que non . C’est bon, je passe maintenant à Jean-Charles, le manipulateur. Il est tout aussi catégorique que la première fois , le matin,  quand on l’a rencontré Véeiff et moi , accompagnés de madame Brissard . Bref, quand je lui remets bien sous le nez la photo de Bernard Trials, il me jure ses grands dieux qu’il ne l’a jamais vu de sa vie. Arrivé à ce point, ma petite Justine, je dois t’avouer que Sivincci avait totalement prévu les réponses  des deux sbires et il m’avait conseillé de théâtraliser ma réaction . T’aurais vu comment j’ai frappé du poing sur la table en criant qu’il fallait qu’ils arrêtent de me prendre pour un con ! Cécile a sursauté et a paru aussi surprise que si elle avait vu une souris courir le long de la plinthe. J’ai alors repris très calmement en leur annonçant que maintenant, j’étais en possession d’un témoignage qui me fournissait la preuve certaine que Trials était bien venu dans le service et qu’il était forcément  passé entre leurs mains. J’allais donc les conduire au commissariat pour leur faire  subir un interrogatoire plus poussé et conduit  par des spécialistes du genre de ceux qui rigolent pas ou alors seulement quand ils se brûlent .

C’est Cécile qui a craqué la première. Elle a éclaté en sanglots et  s’est mise à psalmodier dans ses mains  jointes devant sa bouche tant et si bien que  je parvenais difficilement à comprendre ce qu’elle disait. Avec beaucoup d’attention, j’ai capté  qu’elle ne voulait pas perdre son emploi . Qu’elle regrettait, qu’elle n’aurait jamais dû…

Jean-Charles et Cécile étaient assis l’un en face de l’autre , dans la salle , chacun à un coin et je les observais , debout adossé contre  la porte , comme si j’avais voulu les empêcher de s‘enfuir en bloquant la seule issue de la pièce.

-     C’était théâtral !

Sivincci m’avait ordonné de théâtraliser. J ‘ai donc obéi, répondit Auchaland avec un petit sourire . Je continue :

-     Jean-Charles savait pertinemment que Cécile allait parler. Il est resté passif, attendant très calmement  . En fait , Cécile élevait seul son fils de cinq ans. Situation pas si facile . Ils avaient convenu avec Jean-Charles d’un système d’entraide qui lui permettait d’arriver  quelquefois le matin  en retard ou bien  le soir,  de partir un peu plus tôt. Histoire de concilier boulot et éducation du gamin… Dans ces cas, c’est Jean-Charles lui-même qui se chargeait de l’entrée des noms dans les fichiers tenus habituellement  par Cécile sur son ordinateur. J’ai demandé alors à Cécile si le jour de l’examen de Trials, elle était arrivée en retard. Elle m’a répondu par la négative et elle était absolument catégorique car son fils est actuellement en vacances avec son père dont elle est séparée  et ce depuis début juillet. Elle n’avait donc pas de contrainte et elle confirmait avoir toujours été ponctuelle . Cependant, elle confirmait également ne pas se souvenir de Trials. Mais elle voyait tellement de visages…

Je me suis alors adressé à Jean-Charles et directement , je lui ai demandé pourquoi il avait effacé toute trace de la venue de Trials sur l’ordinateur . Il m’a posément répondu qu’il n’avait absolument  rien fait de tout cela. D’accord, il reconnaissait qu’il possédait le mot de passe de Cécile et que cela lui permettait de l’aider de  temps à autres mais , à propos de Trials , il niait totalement. Et là, le cul de sac ! L’impasse complète…Alors, j’ai décidé d’y aller au flan…Du grand bluff. J’ai demandé à Cécile de nous laisser parce que je voulais directement  causer en tête à tête avec le manipulateur.

Je me suis assis en face de lui, sur la chaise laissée vacante par Cécile et j’ai commencé mon laïus. Je lui ai dit que je savais que Trials était venu passer son examen et que c’est Jean-Charles lui-même qui le lui avait fait passer . Ensuite, tout s’est arrêté. C’est à dire que Trials aurait dû rencontrer le docteur Larroche avec les conclusions de l’examen IRM mais que cela n’a jamais eu lieu. Pourquoi ? Parce qu’à mon avis, les conclusions de l’examen ont été directement annoncées à Trials par lui, Jean-Charles Berton et qu’il lui a déclaré qu’il était irrémédiablement condamné vu l’état d’avancement de sa tumeur .

-     Cessez de fabuler !  m’a répondu Berton. Je n’ai rien fait, je ne vous ai rien fait alors , pas de harcèlement ou je serais dans l’obligation de prendre les mesures qui s’imposent. Revenez avec des preuves si vous voulez me chercher des noises mais pour le moment, je vous prie de me laisser. Et il s’est levé pour quitter la pièce,  souhaitant me laisser seul , comme un con. Question bluff, il  pensait qu’il avait été plus fort que moi !

-     Stop, que j’ai carrément gueulé. Ce qui a eu pour effet de le stopper net. Vous semblez oublier qu’il existe de fortes présomptions qui conduisent à penser que Trials et vous , vous vous êtes bien rencontrés et que vous lui avez fait subir un examen IRM. Je vous rappelle simplement  que Vanina Marie-Rose a affirmé avoir vu Bernard Trials et confirme qu’elle lui a indiqué où se trouvent les toilettes. Maintenant, de vous à moi, je vous fiche mon billet que Cécile va avoir un flash , une subite  illumination qui va lui permettre de se souvenir de Trials , du jour  exact de sa venue et de son enregistrement dans les fichiers selon la procédure habituelle . Alors , il n’y aura plus qu’une seule personne capable d’avoir fait disparaître toute trace de Trials dans l’ordinateur. Vous. Car vous êtes le seul à connaître le code  d’accès de Cécile . Entre son boulot et vous, Cécile n’aura pas le choix.

-     Des preuves , lieutenant, reprit-il en continuant à se diriger vers la porte.

-     Des preuves, nous aurons bientôt. Des aveux vous permettraient au moins d’obtenir la clémence de ceux qui auront à vous juger.

-     Je n’ai rien à avouer, conclut-il en sortant.

Il avait totalement raison, le sagouin. Je n’avais pas de preuves. Tout au plus une vague construction systémique qui tenait parfaitement et intellectuellement bien la route. Mais certainement pas assez pour le faire coffrer. Je suis resté encore un moment seul dans la salle à ruminer pour me calmer puis j’ai pris mon portable et j’ai appelé Sivincci. Je lui ai fait un point de l’état d’avancement de mes recherches puis je lui ai déclaré que j’étais intimement persuadé que Trials était le coupable.

-     Coupable, peut-être pas…Mais pour ce qui est d’admettre qu’il est dans le coup, je te suis, m’a-t-il répondu. Tout comme toi, je suis convaincu qu’il a rencontré Trials et qu’il lui a fait passer son examen IRM. Ensuite et même si on réussit à lui faire avouer qu’il a rencontré Trials, on sera de nouveau dans une impasse.

-     Sauf qu’il faudra qu’il nous explique pourquoi il a fait disparaître son dossier !

-     Là, tu marques un point…Bon, il n’y a pas 46 façons de faire. Faut fouiller de fond en comble dans la vie de Jean-Charles Berton.

-     Oui, t’as raison Véeiff. Et on va pas se gêner, crois-moi ! Méthode Stasi . Tu me refiles des moyens ?

-     Pas de problème. Rentre à l’usine ! J’aurai déjà mis Korzé sur le coup. Tu sais bien qu’il adore tapoter sur un ordinateur.

-     J’arrive.

Pendant le trajet, j’ai décidé d’écouter pour sortir mes pensées de cette affaire qui commençait à me tarauder le sang les Creedence car mes retrouvailles avec Jeff Salmain m’avait amené à acheter un de leurs CD . Je me suis alors dit qu’il fallait que je me débrouille pour organiser un de ces quatre  un concert du TVC.  J’aurais bien vu le Tennessee Valley Corporation se produire à l’occasion d’une soirée organisée par certains membres du commissariat…Mais bon sang de bonsoir, pas moyen de ne pas revenir à tout bout de champ à  cette affaire Trials même en écoutant « Fortunate son » et je devais admettre que  Véeiff avait raison : on parviendrait sûrement à faire avouer à Berton qu’il avait fait passer son examen IRM à Trials mais ensuite ? Comment connecter les liens suivants pour nous mener jusqu’à Esnault ?

Tu sais Justine, il ne nous a pas fallu plus de deux jours pour tout trouver sur Berton. Tout, absolument tout ! le petit père Korzé , il faut pas lui mettre un ordinateur dans les pattes ! Et le petit détail qui nous a amusés , c’est que Berton  avait un petit vice sous ses côtés bon père de famille qui s’occupe bien de sa femme et de ses deux gosses. Il aimait le poker.

-     Et question Cécile ?

-     Pas grande importance. Mais ta curiosité bien féminine  te pousse à t’intéresser aux histoires de petites culottes. Bien sûr que de temps en temps , Cécile lui servait de bifteck à l’ami Berton. La chair est faible mais cela n’avait aucun rapport avec l’affaire. Si Cécile lui avait donné son mot de passe , c’était uniquement pour qu’il la remplace en cas de besoin.

-     D’accord, Paul mais ton histoire de type pris par le jeu , ça fait un peu affaire cousue de fil blanc. C’est d’une banalité déconcertante.

-     Mais ma pauvre Justine, c’est toujours d’une banalité déconcertante. C’est toujours des petites histoires de cul, de fric , de jalousie , d’envie , de frustration. Qu’est ce que tu crois ? Que la nature humaine est différente ?

-     Non, bien sûr que non …Mais de là à découvrir que Berton avait fait tout cela parce qu’il souffrait d’ une addiction au jeu.

-     En fait, c’est simplement parce qu’il devait une somme conséquente à plusieurs joueurs et que les échéances arrivaient. Laisse-moi poursuivre !   

Berton habitait un petit pavillon à Osny et était un habitué du bar des amis, bar dont le patron, Raoul Moreau était le secrétaire des supporters  du club de foot. Berton était d’ailleurs  lui-même un ancien footeux. Il avait été gardien de but d’un assez bon niveau , je crois…Lors de mes interrogatoires, il a manifestement montré des qualités de sang froid et de patience qui, je pense, sont les aptitudes nécessaires à un bon gardien de but mais je suis bien loin d’être un spécialiste question ballon rond. Il venait deux soirs par semaine taper le carton avec des partenaires plus ou moins habituels dont le plus régulier était Lucien Angelotti  , bien connu chez nos collègues de Pontoise. En effet, c’est un type qui voyoute depuis pas mal de temps dans le coin et qui s’adonne à des trucs pas trop méchants qui lui permettent surtout de survivre, du genre vol de voitures ou bien de trafic  de métaux plutôt non ferreux. Ce serait même pas impossible qu’il fasse bosser une ou deux nénettes… Il a fait un peu de tôle , un an par ci, un an par là, ce qui lui a assuré une petite notoriété locale. Mais son principal moyen d’évasion , c’est le poker et c’est un pro question suites ou quintes. Raoul,  le tenancier du bar, était intarissable sur les qualités de Lucien. Quand on l’a rencontré Raoul , on a commencé par le laisser parler et il s’est pas gêné. Il nous abreuvait de paroles , un peu trop même, comme pour noyer le poisson. Naturellement, Sivincci et moi, on s’était recardé à son sujet et on lui a vite montré qu’on savait pertinemment qu’il y avait certaines zones où il était limite hors jeu . Alors , on lui a mis un peu de pression …jusqu’à ce qu’il nous déballe que Berton avait perdu gros il y avait un mois de cela et qu’il devait dans les 50000 francs à Angelotti et environ la moitié à deux autres joueurs .

-     Et vous lui avez alors demandé si Berton s’était acquitté de ses dettes .

-     Bien évidemment. Raoul a d’abord commencé par baragouiner qu’il ne savait pas,  qu’ il ne s’occupait pas de cela, et cetera …Jusqu’à ce qu’on le fixe avec un grand sourire qui lui signifiait qu’il fallait qu’il arrête de nous prendre pour des jambons. Il nous a alors avoué que Lucien lui avait confirmé que Berton lui avait payé ce qu’il lui devait. Comme on est avant tout des garçons polis et bien élevés , on l’a aimablement remercié et on a filé voir Berton à l’hôpital.

Dans la bagnole, Sivincci m’a dit qu’il fallait qu’on continue de théâtraliser pour foutre la trouille à tout le service …Il m’a dit qu’on allait commencer par bluffer la petite Cécile en présence de Berton  parce qu’elle était beaucoup moins solide que lui. Une fois à l’hosto, on se l’est travaillée à deux, devant Jean-Charles qui ne pipait mot  en lui disant d’emblée qu’on avait la preuve formelle que Trials était bien venu et qu’il avait passé un examen . Comme elle avait retiré son nom de tous les fichiers où sont habituellement enregistrées les coordonnées des personnes qui viennent en consultation, cela faisait forcément  d’elle la complice d’un meurtre. Elle a une nouvelle fois éclaté en sanglots et elle nous a avoué qu’elle avait bien enregistré Trials mais que ce n’était pas elle qui avait effacé ses coordonnées. Si ce n’était pas elle , c’était donc Jean- Charles . Puis, devant Cécile , on a demandé  à Berton qu’il nous explique où il avait trouvé l’argent qui lui avait permis de rembourser Angelotti et les deux autres gars à qui il devait pas mal de pognon. A ce moment, il a baissé les yeux , surtout pour ne pas croiser le regard de Cécile, je pense et Sivincci et moi , juste à ce moment précis ,on a senti qu’on avait certainement gagné la partie .              

Berton, en fait, c’était pas le mauvais bougre. Je pourrais même ajouter qu’il possédait  certainement un petit côté gentleman qui l’a poussé à protéger Cécile. Sans même envisager  qu’il y avait quelque chose entre elle et lui…Tu sais, Justine, nous les flics, sans trop le vouloir, on rentre vachement dans la vie privée des gens.

-     Je m’en doute…Mais continue, ton histoire devient intéressante.

-     Je reprends. Berton nous a avoué avoir reçu Trials à qui il a fait passer un examen IRM. Il a constaté de suite , par expérience et sans être médecin que Trials était condamné. Six mois qu’il lui restait  , tout au plus. Une période difficile  avec les nausées accompagnées de vomissements fréquents, de fréquents passages de perte de mémoire… bref,  un tableau pas bien folichon . Il a alors pris cinq minutes pour discuter avec lui, sans rien dévoiler sur son diagnostic mais en cherchant à connaître un peu plus de détails sur sa vie. Quand il a eu compris que Trials était seul , sans famille aucune , il lui a alors proposé un marché . Il a commencé par lui expliquer son état , ce qu’était un GBM et il a fini en lui  annonçant  qu’il était condamné. Il lui a présenté un marché en lui affirmant qu’avant de disparaître, il pouvait faire quelque chose d’utile. Trials a tout d’abord refusé et s’est même indigné. Jean-Charles l’a laissé se calmer puis il lui a servi son discours . Trials a ri  et a traité Berton de farfelu. Il lui a dit qu’il allait consulter tous les plus grands spécialistes en neurologie avant de s’en tenir aux affirmations d’un simple manipulateur qui n’était même pas médecin. Berton a alors évoqué les nausées, les pertes de mémoires, ce qui pour lui constituaient , en plus des tumeurs qui étaient nettement visibles suite à l’IRM , des preuves irréfutables de l’état d’avancement de la maladie  …Ceci a eu pour effet immédiat de pousser Trials à l’écouter plus attentivement. Berton lui a  expliqué tout ce qu’il savait sur le GBM et lui a dit qu’avant de mourir , il pouvait servir une noble cause.  Il lui a alors fixé rendez-vous à 20 heures pour tout lui présenter en détail   à Osny, sur le parking de l’hypermarché  Leclerc en lui précisant qu’il viendrait avec un ami.

Je présume que Trials a dû gamberger et gamberger mais finalement, il s’est bien pointé au rendez-vous à l’heure convenue. Berton est arrivé ; accompagné d’un type qui , en fait est le copain de la  fille d’Esnault qui est prof à Argenteuil  et qu’il connaissait bien car ils avaient joué ensemble au foot. Ils lui ont dressé un tableau qui présentait Esnault comme un horrible personnage faisant régner la terreur dans toute la famille, un type du genre Jean Yanne dans « Que la bête meure » pour que tu le situes plus rapidement et ils lui ont proposé un marché. Mais , en réalité , les discussions ont duré une bonne partie de la nuit et au final, Trials a accepté de percuté le véhicule d’Esnault  contre 100 000 francs versés sur le compte d’un organisme de  lutte contre le cancer. Berton a perçu la même somme, ce qui lui a permis de rembourser touts ses dettes de jeu.

Voilà, point final.

-     C’est dingue. Trials les a crus et a accepté de tuer Esnault en se suicidant du même coup.

-     Oui. Je reconnais que c’est un peu surprenant mais je crois que Trials qui n’avait ni proches, ni famille , voulait partir en laissant quelque chose à quelqu’un. Même s’il était convenu que  le don  serait anonyme, le principe satisfaisait pleinement  Trials .

-     Ce qui est dingue dans cette affaire , c’est que Trials n’avait aucun mobile, aucun lien avec la victime .

-     Parfaitement, Justine. C’est justement pour cette raison que nous  l’avons appelée « l’affaire de l’inconnu du nord d’Herblay », en référence au film d’Hitchcock tiré d’un bouquin de Patricia Highsmith.

-     Ah, d’accord.

-     Voilà, tu as tout compris . Je n’ai plus rien à te raconter pour ce soir.

-     Mais si, mon petit Paul, maintenant , tu vas me raconter fleurette…

Justine marqua une courte pause , juste le temps d’apercevoir un immense éclair de tendresse illuminer le visage d’Auchaland puis elle reprit :

-      Ton histoire me fait songer à la chanson du mal-aimé d’Apollinaire. Tu connais ?

-     Non. Je suis flic, moi. Pas prof de Français !

-     «  Un soir de demi-brume à Londres

Un voyou qui ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

Et le regard qu’il me jeta

Me fis baisser les yeux de honte  » 

 

 

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LA MAIN INVISIBLE.

Le mois de juillet tirait sur sa fin et Sivincci attendait patiemment  les vacances estivales qui approchaient puisqu’il avait prévu de partir passer trois semaines avec sa compagne, Myriam , début août. Le soleil éclairait encore assez généreusement son grand bureau en ce début de fin d’après-midi. Il repensa à la veille au soir quand il avait longuement téléphoné à sa mère pour prendre de ses nouvelles. Elle allait bien et lui parla avec entrain de son jardin et de ses tomates toutes bosselées et craquelées mais qui avaient un goût  comme jamais une tomate bien ronde n’aura,  des fraises qui étaient sublimes, simplement  parce que l’année avait été une année à fraises alors qu’en revanche , pour les mirabelles , les prévisions n’étaient pas optimistes. Elle continua de lui parler de son jardin et décrivit tout particulièrement ses gros haricots en grains qu’elle faisait spécialement pousser pour le minestrone dont il raffolait tant. Et les salades et les petits pois, tu sais , ce sont toujours les mêmes que quand,  gamin, tu les ramassais directement sur les petites rames qu’avait taillées  ton père et que tu les mangeais crus pour directement apprécier leur saveur légèrement sucrée. Elle lui parla également du temps, un peu trop chaud à son avis et Sivincci l’imagina dans sa maison où elle avait dû fermer volets et rideaux afin de  faire régner une obscurité empiriquement étudiée depuis des lustres et des lustres  pour apporter un  maximum de fraîcheur. Elle lui dit aussi qu’à la météo , ils annonçaient des orages assez violents pour la nuit et elle termina en lui racontant sa dernière visite au cimetière où elle était allée fleurir les tombes de son père et  de France et Marie, sa femme et sa fille décédées des années plus tôt dans un accident de la route. Elle le savait serein depuis qu’il était venu lui rendre visite quelques mois plus tôt accompagné de Myriam et de Simon, son fils. Elle lui demanda des nouvelles de Myriam et Sivincci lui parla un  peu de sa compagne, juge au tribunal de Versailles .De Simon également. Il  comprit immédiatement au son de sa voix que sa mère était rassurée de le savoir de nouveau avec une femme car elle faisait partie de ces sages mammas  italiennes persuadées que ce sont les femmes qui apportent la ou les forces aux hommes et il percevait parfaitement qu’ elle était intimement convaincue qu’il allait reconstruire son existence grâce à Myriam. Il était satisfait qu’elle lui montre qu’elle ne se faisait plus autant de souci pour lui car il savait qu’elle avait très mal vécu sa période trouble, celle  qui suivit immédiatement les jours  où il  perdit en même temps et  sa femme et sa fille et où il finit par  sombrer dans l’alcool. Ils n’avaient jamais évoqué ensemble ces temps de désespérance maudite mais maintenant la page était enfin  tournée. Grâce à de rares amis ,et notamment à Gaston Delmer  son mentor qui lui avait appris pratiquement toutes les ficelles du métier , aux alcooliques anonymes qui lui avaient apporté plus qu’un simple soutien ,  à Myriam Marciano,  sa compagne ,grâce à lui-même  et à la colère qu’il était parvenu à faire ressurgir de son esprit…

Peu d’ affaires compliquées en cette fin de juillet alors que le début du mois lui avait demandé une énergie énorme pour résoudre l’affaire du tueur en série qui s’attaquait à des jeunes femmes résidant dans le Val d’Oise . Bien sûr, son équipe lui remontait  les habituels cas de  cambriolages des périodes de vacances ,dans les pavillons laissés vides par des occupants partis vers la grande bleue ou d’autres destinations tout aussi sympathiques et qui avaient la  malheureuse surprise de découvrir à leur retour que leurs demeures avaient été visitées pendant leur absence.

Ceci lui permettait de récupérer paisiblement  . Idem pour les membres de son équipe qui étaient toujours présents et qui attendaient certainement tout aussi nonchalamment que lui leur départ en vacances. De l’équipe, il ne  restait qu’ Auchaland et Korzéniowski.  Sivincci se demanda avec une légère inquiétude si les trois semaines de repos qu’il allait prendre  avec Myriam allaient bien se dérouler car il redoutait un peu de se retrouver 24 heures sur 24 avec elle, lui qui avait si longtemps vécu comme un loup solitaire… Mais il n’eut pas le loisir de gamberger plus longtemps car il vit surgir dans son bureau  Lechouvier, son supérieur qui, en cet instant précis  , n’ avait vraiment pas l’air de songer à ses proches  vacances.

-     Sivincci, on a une urgence et une sacrée , croyez-moi, lui lança le commissaire divisionnaire sur un ton qui dénotait, pour qui le connaissait , une  marque de stress élevé.

Face au silence de son collaborateur, Lechouvier poursuivit :

-     Figurez-vous , mon cher qu’il y a trois individus qui ont pris possession de la belle demeure d’un riche américain à Enghien… Ils le retiennent en otage avec une partie de sa famille…Ne me demandez-pas surtout pas comment ils ont fait… je n’en sais fichtre rien…Toujours est-il qu’ils ont appelé une radio locale il y a une demie heure et qu’ils ont demandé de pouvoir passer un message à 18 heures .

-     Sinon ?

-     Sinon, ils éliminent purement et simplement le propriétaire…

-     Qui s’appelle ?

-     C’est un Américain ... Qui répond au nom de  Jonathan Stewart. Ecoutez, Sivincci , je n’en sais pas beaucoup plus. Je viens d’avoir le ministère de l’intérieur et le secrétaire du cabinet ministériel m’a annoncé tout cela de but en blanc. Il est 17 heures 10 et il va falloir effectivement tout mettre en œuvre pour régler cette affaire en douceur. Voyez-vous, monsieur Stewart  n’est pas n’importe qui . En fait, c’est le patron de la filiale française de la société American Plastic Corporation  et…

-     American Plastic Corporation  ?

-     Oui, enfin, c’est plus connu sous le nom d’APC . Ils se sont implantés en France il y a une dizaine d’années en rachetant des petites entreprises familiales qui produisaient des objets en plastiques du genre cuvettes, poubelles ou même des ustensiles de cuisine. Aujourd’hui , c’est vraiment une grosse société qui emploie plusieurs milliers de personnes de par le monde . Bien sûr , monsieur Stewart est riche mais pas assez  à mon avis pour que tout ce ramdam se termine par une simple demande de rançon. De plus , il paraît effectivement évident que  pour une demande de rançon, les quatre individus ne seraient  pas restés chez Stewart. Ils auraient tout simplement pris la poudre d’escampette et auraient ensuite contacté la famille. Tout cela dans le plus grand secret alors que, dans cette affaire assez bizarre,   les preneurs d’otage veulent faire passer un message sur une radio locale.  

-     Je partage complètement  votre opinion sur ce point .

-     Effectivement Sivincci, effectivement…D’autant plus qu’APC a récemment annoncé un plan de suppression de 1200 emplois, m’a appris le secrétaire du ministère. Tout ça ne sent pas bien bon.

-     1200 emplois supprimés en France ?

-     Non, tout de même pas ! 1200 pour le monde entier. Mais la France doit en absorber rien qu’à elle seule une bonne moitié , si j’ai bien compris…De toutes façons, on en saura beaucoup plus dans à peine trois quarts d’heure.

-      Quand ils feront passer leur message. Vous savez quelle station ils ont contactée ?

-     Effectivement, Radio Enghien, m’a dit le secrétaire du ministère. Ils émettent sur 98 FM. Je vous demande d’ aller de suite sur place, chez Stewart à Enghien . Combien de membres de votre équipe sont actuellement disponibles ?

-     Il y a Auchaland et Korzéniowski. Tous les autres sont en vacances.

-     Diable, c’est bien peu ! Mais faudra bien faire avec, reprit Lechouvier avec résignation…je compte sur vous Sivincci, je compte sur vous.

-     Je dois vous avouer que je  n’ai pas une grande expérience des affaires avec prise d’otages.

-     Je le sais parfaitement . Mais ne soyez pas inquiet ! Sur place , il y aura une équipe du GIGN.

-     Les cow-boys ?

-     Pas du tout , Sivincci. Vu votre ancienneté et votre grade, je ne vous permets pas d’employer de tels termes.  Ce sont des spécialistes parfaitement entraînés et capables de sortir un otage d’une situation totalement inextricable et  avec le moins de casse possible, d’ailleurs…Inutile que je vous rappelle le nombre considérable de succès qu’ils ont à leur actif.

-     Inutile…

-     Je vous demande de me tenir au courant de l’évolution de la situation chaque quart d’heure après votre arrivée sur les lieux.

-     Pas de problème .

-     Parfait. Encore un point : c’est le capitaine de l’équipe du GIGN qui dirige toute l’opération . Je suis très clair sur ce point : votre équipe et vous-même, vous  êtes à sa disposition et vous devrez tout mettre en œuvre pour qu’il puisse opérer dans les meilleures dispositions possibles. Vous, votre rôle est plus un rôle de négociateur. Entre les preneurs d’otages et le GIGN. C’est bien clair, Sivincci ?

-     Entendu , répondit Sivincci avant de voir Lechouvier quitter son bureau.

Il prit sa veste de cuir, passa rapidement annoncer à Anita, sa secrétaire, qu’il partait en mission à Enghien et se dirigea vers le bureau des lieutenants. Il résuma rapidement mais parfaitement tout ce que lui avait expliqué Lechouvier et demanda à Auchaland de remonter de suite du garage au volant d’un véhicule libre. Deux minutes plus tard, Auchaland, Korzéniowski et Sivincci quittaient la cour du commissariat dans la  Laguna noire qui leur était affectée  .

C’est Auchaland qui conduisait. Il avait mis le gyrophare et quitta la cour du commissariat sur les chapeaux de roues. Il adorait par dessus tout conduire parce que la vitesse  lui permettait de se défouler . Depuis l’avenue de Paris, la Laguna  mit moins de cinq minutes pour gagner l’autoroute A 13 qui était bouchée au niveau de l’entrée  du tunnel de Saint-Cloud. Auchaland slaloma habilement entre les véhicules qui roulaient au pas et réussit à se frayer un chemin en empruntant la voie de détresse. Puis il arriva sur le périphérique Nord qui lui,  était parfaitement dégagé. Sortie  Porte Maillot pour suivre la traversée de Neuilly, direction  l’A86 par le tunnel de la Défense pour ensuite rejoindre rapidement  l’autoroute A15 , passer le pont d’Argenteuil et poursuivre  jusqu’à la  sortie indiquant  Enghien.

 Les trois occupants du véhicule   restaient totalement et plutôt étrangement   silencieux ; chacun , mis à part peut-être Auchaland qui devait rester attentif à la circulation, semblait préoccupé par cette affaire . Korzé , seul à l ‘arrière, paraissant même somnoler alors que Sivincci s’était saisi du guide de banlieue afin de donner des indications au conducteur aussitôt qu’il le jugerait nécessaire . Auchaland prit instinctivement  la direction Enghien centre en passant devant le lac  puis bifurqua en direction de Montmorency pour atteindre finalement une zone résidentielle abritant de grandes  demeures fin  XIXème siècle. Il lança un regard interrogateur à Sivincci qui lui répondit par un hochement de tête approbateur . Il comprit qu’il devait  continuer dans la même rue jusqu’à ce que Sivincci lui indique de prendre la deuxième à gauche. Un fourgon de police barrait la rue . Auchaland se gara juste devant et un gendarme, visiblement chargé d’éloigner les curieux  s’approcha d’eux .

-     Commandant Sivincci et lieutenants Auchaland et Korzéniowski du SRPJ de Versailles, annonça Sivincci. Conduisez-nous jusqu’à l’officier qui supervise toute  l’opération !

Après un bref salut , l’homme les invita à les suivre. Ils prirent le temps d’enfiler leurs brassards marqués POLICE puis derrière le gendarme , ils passèrent la grille de la propriété , pénétrèrent dans une grande cour intérieure qui dévoilait une magnifique et grande maison en meulière .Une bonne douzaine d’hommes , tous identiques dans la tenue, c’est-à-dire , vêtus de  treillis et chaussés de rangers , avaient pris position dans la propriété pour  cerner la maison. Ils avaient tous un fusil mitrailleur , un casque et ils marchaient d’une manière un peu mécanique qui   laissait penser qu’ils devaient porter un gilet pare-balles.

-      Je suis le Capitaine Malestroit, annonça un homme de forte corpulence et de grande taille.

Sivincci présenta l’équipe du SRPJ de Versailles puis ils s’écartèrent légèrement vers le fond de la cour.

-     Quatre individus armés sont entrés par effraction dans la propriété , ont pris possession de la maison et sont restés à l’intérieur avec M. Stewart. Ils ont de suite relâché le personnel de maison ainsi que le fils cadet de Stewart. Ils n’ont rien fait depuis. La cuisinière nous a dit qu’ils voulaient faire passer une annonce sur Radio Enghien à 18 heures . C’est pile dans cinq minutes, ajouta-t-il après avoir consulté sa montre.

-     On va au moins  connaître rapidement  la nature de leurs revendications, dit Sivincci.

-     Affirmatif commandant, approuva Malestroit. Ensuite , on verra si on peut négocier avec eux.

-     OK, reprit Sivincci. Je propose qu’on aille écouter leur message dans la voiture. De toutes façons, je ne pense pas qu’ils vont tenter quoi que ce soit avant d’avoir passé leur revendication.

-     Négatif, confirma Malestroit. Ils n’ont gardé qu’un seul otage et ils ne vont certainement  pas le supprimer comme ça , de suite. Mais on ne sait jamais. Mes hommes et moi restons de faction, devant la maison.

Pendant qu’ils s’asseyaient dans l’habitacle de leur voiture, Auchaland ne put s’empêcher de lancer une remarque :

-     Affirmatif, négatif, ils se la pètent un peu les gaillards ! Et leur attirail …Tu croirais que c’est la guerre. Tout ça pour quatre clampins qui doivent pas être bien méchants vu qu’ils ont relâché tout le monde.

-     Non , pas tout le monde , répondit Korzé. Reste celui qui les intéresse le plus. Ils ont relâché ceux qui ne représentaient aucune valeur pour eux. Qu’en pensez-vous patron ?

-     Pas grand chose, à vrai dire, dit assez évasivement Sivincci. On va d’abord  les écouter, continua-t-il en cherchant sur l’autoradio la  fréquence de Radio Enghien.

Les chiffres défilaient rapidement jusqu’à ce que  l’autoradio se cale sur Radio Enghien qui diffusait une chanson de  Bashung tandis qu’Auchaland lançait :

-     Génial ! Station service du père Alain… Grande chanson ! Ca fait au moins cinq ans que je ne l’avais pas entendue. «  J’ai plaqué mon job à la station service, c’était plus supportable, les filles qui montraient leurs cuisses, rien  que par vice dans les décapotables ,elles me crachaient un billet de mille en me demandant de vérifier l’huile… ». Il fut interrompu par une voix qui déclara  de façon solennelle :

-     Radio Enghien, il est 18 heures. Nous sommes contraints  d’interrompre nos programmes réguliers .

Rien de plus. Après un court instant de silence , Sivincci et ses hommes entendirent  une voix  moins bien assurée . le son était de moins bonne qualité car on devinait que l’intervenant parlait depuis un téléphone.

-     Ici  le comité des travailleurs d’APC. Après des années et des années de bons et loyaux services , durant lesquelles nos patrons ont gagné beaucoup d’argent grâce aux fruits de notre travail, ils ont décidé de fermer  trois usines sous prétexte qu’elles ne sont plus rentables . Deux des trois usines concernées sont situées en France .Dans un premier temps,  le conseil d’administration a  annoncé la suppression de 1200 emplois pour la totalité du groupe. Comme à chaque fois, pour mieux faire passer la pilule, les patrons  ont déclaré  qu ‘il n’ y aurait que seulement 600 licenciements secs, les 600  autres licenciés pourront bénéficier des habituels plans de reclassement ou de départs en retraite anticipée. Comme à chaque fois, ils invoquent et  la fatale rentabilité et l’inévitable compétitivité qui les obligent à prendre de telles décisions. Mais nous , nous affirmons clairement et fièrement que nos usines sont rentables et largement compétitives  , que ceci est un ignoble coup monté pour finalement délocaliser les unités de production en Chine où les coûts de main-d’oeuvre sont beaucoup moins élevés et où la revendication sociale n’existe pas. Cette opération va en fait permettre aux patrons de gagner encore plus d’argent en transférant notre technologie en Extrême-Orient. Nous ne voulons pas nous laisser faire docilement ! D’autant plus que nos grands-parents, nos parents,  ont travaillé dans ces usines et qu’ils y ont laissé un indéniable savoir faire qu’il faut garder en France.  Car c’est ce savoir faire qui assurera le travail de nos enfants. C’est principalement à eux que nous pensons aujourd’hui parce que nous sommes très  inquiets pour eux et nous nous interrogeons sur leur avenir plus qu’incertain  et nous nous demandons quelles seront plus tard leurs professions si on laisse tout partir en Chine ou dans d’autres pays émergeants , docilement , sans rien faire.  Nous sommes les premiers d’une longue liste parce que tout le tissu industriel français est menacé et demain , ce sera le tour d’autres usines , dans d’autres activités. Alors, nous avons décidé de réagir. Nous avons pris en otage le président directeur général de la filiale française , M. Stewart , et nous ne  le relâcherons que si la direction internationale du groupe APC accepte de négocier avec nous pour revoir sa stratégie mondiale . Nous le déclarons haut et fort, nous ne sommes pas des terroristes mais seulement d’honnêtes ouvriers qui ne veulent pas perdre leur travail, qui veulent continuer de nourrir décemment leurs familles en travaillant au pays. Si nous n’avons pas de nouvelles dans moins d’une heure , nous aviserons. Nous tenons à vous faire comprendre que nous sommes déterminés parce que nous estimons que comme nous avons déjà tout perdu en perdant notre travail, nous n’avons plus grand chose à perdre. Si d’ici  une heure, nous ne sommes pas contactés par la direction internationale, nous vous ferons parvenir un petit bout de M Stewart et pour  chaque heure qui passera, vous continuerez à recevoir d’autres petits morceaux.    

Fin de l’intervention, un grésillement dans l’autoradio puis le printemps de Vivaldi ,comme si le directeur de la station avait finalement voulu donner un caractère solennel à cette intrusion.

-     Tu les crois capables de buter Stewart ? demanda Auchaland à Sivincci.

-     Certainement, ils n’ont plus rien à perdre.

-     On se croirait revenus à l’époque de la bande à Bonnot,  lança Korzéniowski.

-     Si tu considères que la bande à Bonnot opérait au début du XXème siècle, je t’approuve, lui répondit Sivincci. Car , pour ce qui concerne le patronat, il estime qu’il a les mêmes droits vis à vis des ouvriers que les patrons de  cette époque qui prenaient les salariés rien moins que  pour du bétail. On est en pleine régression sociale et ce n’est que le début. Alors , je ne suis pas surpris de trouver trois ou quatre francs tireurs en train de jouer les anars.

-     Véieff, tu ne vas tout de même pas nous la jouer fils de  mineur ritalorrain et qui, de plus,  a connu les grandes grèves de 63 comme tu me l’as raconté une fois ! Un vrai fils de prolo,  un vrai de vrai , d’autant plus  que ton père, il était coco, dit Auchaland.

-     On va rejoindre Malestroit, conclut Sivincci en ouvrant la portière de la voiture. Non, une seconde… il faut que j’appelle Lechouvier pour l’informer.

Il prit son portable, composa la ligne directe du commissaire divisionnaire et lui dressa un rapide tableau de la situation . Lechouvier ne fit aucun commentaire particulier et répondit à Sivincci qu’il restait en contact permanent avec le secrétaire du ministère de l’intérieur et qu’il pouvait appeler à tout moment. Sivincci referma le clapet de son portable après avoir confirmé à Lechouvier qu’il le contacterai à nouveau  dans un quart d’heure. 

 Quand les trois policiers rejoignirent Malestroit, le capitaine plaçait ses hommes dans la cour  et dans le jardin.

-     On en a repéré un dans la pièce au premier étage, juste au dessus de la marquise . Apparemment, il semble être équipé d’une  arme de type  fusil de chasse avec lequel il tient en joue Stewart. Nous n’avons pas localisé les autres hommes . Ils doivent certainement être postés dans les pièces avoisinantes.

-     Qu’envisagez-vous, Capitaine ?

-     A vrai dire, pour le moment, pas grand chose de concret. Il va falloir gagner du temps en négociant. Si possible, essayer de les convaincre de laisser tomber mais j’ai l’impression qu’ils sont sacrément  déterminés.

-     J’aimerais interroger la cuisinière .

-     Je crains fort qu’elle soit rentrée chez elle. Elle était vraiment  en toute  petite forme et je l’ai laissée regagner son domicile pour qu’elle puisse se requinquer. Elle est d’ailleurs partie avec le fils de Monsieur Stewart qui n’était pas en meilleure forme.

-     Regrettable, commenta rapidement Sivincci. Mais pas trop grave .On va la retrouver… Korzé , tu te débrouilles comme tu veux  mais je veux que d’ici 30 minutes au plus tard , tu me ramènes ici la cuisinière parce qu’on a tout de même quelques questions à lui poser.

-     OK patron, répondit Korzéniowski. Je commence par appeler la mairie et d’autres services divers pour qu’ils me donnent son nom. Au pire,  le boucher ou la boulangère du coin doivent forcément la connaître. Pas de problème, dans moins d’une demie heure, elle sera en face de vous.

-      En attendant,  Capitaine,  que vous a dit  la cuisinière ?

-     Pas grand chose parce qu’elle n’était vraiment pas en état. Si ce n’est que quatre hommes sont entrés par surprise  dans la propriété des Stewart . Elle ne parvenait pas à  comprendre comment ils avaient réussi à s’introduire dans la cour malgré le système d’alarme plutôt sophistiqué. Un des hommes du commando est allé jusqu’à la cuisine pour la ramener au salon où elle a vu qu’un d’eux pointait un fusil en direction de monsieur  Stewart pendant que les deux autres surveillaient les alentours  par  les fenêtres. Dans la pièce , il y a avait donc les quatre preneurs d’otage, M Stewart , son fils cadet et la cuisinière. Celui qu’elle a de suite considéré comme étant le chef du groupe  leur a dit  qu’ils  avaient pris possession de la maison et qu’ils gardaient Stewart en otage. Avant de la relâcher avec le gamin ,le chef qui tenait Stewart en joue  lui a dit qu’ils feraient passer un message à 18 heures sur Radio Enghien.

-     OK, ils l’ont fait. Et maintenant ?

-     Il faut gagner du temps en négociant, affirma avec assurance Malestroit. Vous vous sentez capable de leur parler ?

-     Oui, pourquoi pas…Mais , il faut leur apporter des garanties par rapport à leur revendication. Il nous faut appeler la direction générale d’APC . Paul, trouve-moi les coordonnées de  leur siège Europe et leur numéro de téléphone !

-     Ca va pas être aussi facile que tu le penses. Je crois que t’as carrément oublié qu’ il n’y a plus personne à l’usine. Ils sont tous partis en vacances. T’oublies qu’on est fin juillet.

-     Erreur. On a laissé Zorro à l’usine .

-     Zorro ? Moi, pas comprendre !

-     Ben oui, mon pote. Lechouvier va faire le relais. Alors , tu l’appelles et tu vois tout ça avec lui. Il est en relation permanente avec le ministère de l’intérieur.

-     Mais  c’est le monde à l’envers. C’est lui le boss !

-     T’inquiète donc pas ! lui répondit Sivincci en lui tendant son portable. S’il était en face de toi en cet instant précis , il te dirait avec toute la solennité dont il peut faire preuve   qu’un grand chef doit être parfaitement  capable d’assumer même les tâches les plus primaires. Il pourrait même aller jusqu’à te parler des grandeurs et des servitudes militaires. Bon,  tu peux  l’avoir directement en appuyant sur la touche verte. Le dernier numéro que j’ai composé , c’était justement le sien.

-     Puisque tu le dis, acquiesça Auchaland en prenant le portable. Je vais me mettre un peu à l’écart .

-     Pas de problème. Profite-en pour lui dresser un bilan de l’évolution de la situation. Il a demandé à être informé tous les quarts d’heure .

Pendant qu’Auchaland s’éloignait, Sivincci demanda à Malestroit s’il avait un porte-voix.

-     J’ai bien  mieux… carrément le mégaphone , répondit le capitaine. Bougez pas, je vous en fais porter un !

Moins de deux minutes plus tard , un des membres du GIGN tendait à Sivincci un mégaphone . Il lui expliqua rapidement le fonctionnement de l’appareil .Puis il lui tendit un gilet en kevlar et lui conseilla de le mettre au cas où il viendrait à l’idée des forcenés d’ouvrir le feu. Avant de laisser Sivincci aller parler aux preneurs d’otages, Malestroit se permit de lui conseiller de rester ferme au début des négociations. Il devait montrer aux hommes qui détenaient Stewart que la police ne s’estimait nullement en état d’infériorité parce que s’ils sentaient que le rapport de force leur était favorable, ils pourraient augmenter le niveau de leurs revendications. Sivincci acquiesça puis il    s’avança d’un pas assuré  vers la maison, le mégaphone à la main droite. Parvenu à une dizaine de mètres de la maison, il le brandit et parla d’une voix forte  :

-     Je suis le commissaire Sivincci, commença-t-il. J’ai entendu votre message , à la radio tout à l’heure et je ne peux que vous dire que vous êtes en train de faire une grosse connerie. Quelle que soit l’issue de cette fâcheuse aventure, c’est vous qui serez les perdants. Réfléchissez !

-     Ta gueule , connard, hurla un des hommes en se penchant un instant par une des fenêtres ouvertes. C’est pas à la flicaille qu’on veut parler , c’est aux cadors de chez APC. T’as compris ? Tu nous les ramènes fissa et on accepte de causer. Sinon, pour chaque heure passée , tu recevras un morceau de Stewart. C’est clair ?

-     Parfaitement, conclut Sivincci en retournant auprès de Malestroit.

-     Je vous avais dit que ça n’allait pas être facile, lui lança le capitaine, un peu comme s’il avait voulu le réconforter.

-     Je ne voudrais surtout pas  que la solution passe par un assaut final que vous donneriez. Ca finirait forcément dans un bain de sang.

-     Affirmatif…Encore que de vous à moi, ils ne vont pas aller bien loin avec leurs pétoires. Tout justes bonnes à mon avis à dégommer du lièvre ou du canard ,à la limite… A part descendre Stewart, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ? Leur situation est complètement débile. Ils vont vite se rendre compte que la position n’est pas tenable.

-     Rassurez-vous, mon capitaine, ils le savent déjà. C’est une réaction totalement désespérée. Ils n’ont même pas cherché à se camoufler et leurs visages ne sont pas cagoulés. Bien au contraire, j’ai l’impression qu’ils cherchent à faire passer une sorte de message à toute la population française…un peu comme s’ils étaient les premiers martyrs d’un interminable rite sacrificiel consistant à tuer à petit feu toute l’industrie nationale en la délocalisant dans les pays émergeants.

Sivincci marqua une courte pause. Malestroit le fixait bizarrement , un peu comme  s’il avait voulu  lui signifier qu’un bon flic ne doit pas tenir de tels propos. Sivincci continua tout de même :  

-     Ils devaient certainement bosser dans une des usines dont APC a annoncé la fermeture et ils vont tout perdre. Sans boulot, ils n’ont plus rien. Le pire , c’est que je suis persuadé que ce sont de bons ouvriers , honnêtes et qualifiés et pas payés à coups de millions. Un petit SMIC plus, juste de quoi s’en tirer quand on habite une petite maison en province  et encore ,si sa femme travaille aussi. Juste de quoi regarder fièrement ses enfants, juste de quoi les respecter et se faire respecter pour leur inculquer les quelques valeurs essentielles au bien être de l’humanité . Vous voyez tout ce qu’ils vont perdre en perdant leur travail de merde.

-     J’entends bien mais que voulez-vous qu’on y fasse ?

Sivincci ne répondit pas . Il posa le mégaphone à terre , à côté de Malestroit et se dirigea vers Auchaland qui venait dans sa direction.

-     J’ai réussi à glaner quelques éléments, grand chef.

-     J’t’écoute.

-     Le siège d’APC Europe est situé à Dublin, en Irlande, pour des raisons fiscales ,je crois…le temps qu’un des pontes rapplique de là-bas , y’en a au moins pour 3 heures. Ce qui signifie que nos quatre mousquetaires auront largement eu le temps de nous envoyer trois morceaux du camarade Stewart, façon puzzle, comme disait l’autre dans le film, tu sais ?  

-     Oui, je vois le film mais de grâce , magne-toi !

-     Bon, Lechouvier dit que tu dois leur parler et leur annoncer qu’un certain Donnegan , un des tout  grands chefs d’APC va venir pour négocier avec eux. Sauf que ça va prendre du temps  parce qu’il était en week-end quelque part dans la campagne de la verte Irlande  et  qu’il doit rentrer sur Dublin  pour finalement atterrir à Roissy.  

-     C’est tout de même un point positif . Je vais le  leur annoncer et j’espère que  ça va les calmer pour un bon moment. Au moins pour 3 heures , ce sera déjà ça de gagné.

Sivincci s’en retourna vers Malestroit qui était resté près du mégaphone. Il lui expliqua rapidement ce qu’Auchaland  avait recueilli de la part de Lechouvier .

-      Il aura intérêt à venir Donegan, une fois que vous leur aurez annoncé qu ‘il va en personne négocier avec eux . Votre patron vous a donné des assurances sur ce point ?

-     Non, d’ailleurs je ne vois pas comment il en aurait eu.

-     Il faut gagner le maximum de temps. Faut surtout pas leur annoncer tout de suite la venue de Donegan. Au pire , on a une heure avant de le faire.

-     Vous avez raison.

-     On a les plans de la maison . C’est une demeure ancienne en meulière, genre hôtel particulier de fin XIX ème siècle. Murs épais, beaucoup de pièces dont pas mal en enfilade. Pas commode si on doit lancer l’assaut. Regardez, commandant, ils sont dans cette pièce , dit Malestroit en indiquant avec son doigt l’endroit sur le plan.

-     Je vois , répondit Sivincci.

-     Ils peuvent se déplacer facilement d’une pièce à l’autre . Si on balance des lacrymogènes ou des gaz paralysants, ils changeront rapidement de pièce . Conclusion : ça ne servirait pas à grand chose. J’vais vous dire, commandant, faut qu’on soit en possession du plus possible d’éléments pour négocier. Je sens pas le coup. Ces types, pour moi, ils sortent du profil habituel des preneurs d’otages .

-     Je vais vous donner tout ça rapidement capitaine.

-     En attendant, un de mes hommes, un spécialiste, a pris en photo celui qui s’est avancé à la fenêtre pour vous répondre tout à l’heure. On a envoyé par mail la photo au QG  qui va se mettre en relation avec la DRH d’American Plastic Corporation pour essayer de connaître l’identité de l’individu.. Dès qu’on l’a , on vous prévient et on avise ensemble.

-     Pas de problème. De mon côté, mes hommes et moi , nous allons questionner la cuisinière une fois qu’on l’aura retrouvée.

Précisément à l’instant où il quittait Malestroit, Sivincci vit arriver Auchaland.

-     Véeiff, je viens d’avoir Korzé sur mon portable. Il a retrouvé la cuisinière et il arrive fissa. Sera là dans cinq minutes au plus.

-     Parfait. On va retourner à la Laguna pour l’interroger sans la brusquer. Je souhaite simplement qu’elle puisse nous donner une description assez précise des quatre individus pour qu’on parviennent à les identifier. Ce sont forcément des employés d’APC. Ensuite , pour essayer de les ramener à la raison, on pourra peut-être faire intervenir leurs familles.

-     Parce que c’est ça ton plan ?

-     T’en as un autre ? Tu veux que Malestroit et ses cow-boys lancent l’assaut ?

-     Pas du tout…

-     Alors, mon idée c’est de ramener ici leurs femmes, voire leurs enfants qui pourront parler avec eux et les convaincre de relâcher Stewart. Sinon, nous tous, toi, Korzé, moi , Malestroit et son équipe , on va droit dans le mur, c’est-à-dire qu’on n’arrivera à rien . Sincèrement, les prises d’otage, c’est pas mon rayon. Les types , en face, ils ont l’air sacrément déterminés  et m’est avis qu’ils vont pas lâcher le morceau comme ça. De toutes façons, ils sont convaincus qu’ils sont foutus. Alors, s’ils voient rappliquer leurs femmes ou leurs petites amies, ça peut leur redonner l’espoir. Parce que je te parie mon billet qu’ils n’ont rien dit à personne avant de jouer aux preneurs d’otage. Ils ont dû faire ça ni vu ni connu. J’ai rapidement réfléchi à tout ce merdier et je ne vois pas d’autres solutions.

-     Oui, c’est pas idiot, après tout. Donc, tu veux les identifier et faire venir ici leur famille pour les raisonner.

-     C’est grosso modo ce à quoi je pense. Il y a de fortes chances pour qu’ils soient identifiés avant même qu’on ait fini d’interroger la cuisinière…Un des hommes de Malestroit a réussi à prendre une photo de celui qui m’a répondu , tout à l’heure , à la fenêtre .

-     Bien vu…

La cuisinière s’appelait madame Roger. Elle avait une bonne quarantaine, était plutôt petite et ronde  et son visage respirait la santé .Elle paraissait totalement remise de ses émotions et Sivincci n’hésita pas à la questionner. Elle commença par donner ses premières impressions et décrivit en premier lieu ses agresseurs comme des hommes polis, charmants et bien élevés. Elle raconta aux trois policiers que les quatre individus lui avaient de suite annoncé qu’ils allaient la relâcher avec Alan, le fils de monsieur Stewart  sans leur faire le moindre mal et qu’ils lui avaient raconté leurs mésaventures suite à l’annonce faite par la direction de leur usine. Elle avait cru comprendre qu’ils venaient de la région de Charleville-Mézières, dans les Ardennes. Elles les trouvaient plutôt sympathiques et elle comprenait tout à fait leur geste, précisa -t-elle en rajoutant : « Si on retire son travail à un honnête homme , qu’est-ce qu’il lui reste ? C’est sûr que ce qu’ils ont fait , c’est pas des manières bien correctes mais faut tout de même admettre qu’ils ont bien raison de ne pas se laisser faire  ». On est bien loin du syndrome de Stockholm , juste ce satané bon sens populaire, songea Sivincci en invitant madame Roger à s’interrompre un bref instant. Il ordonna alors  à Auchaland d’aller indiquer à Malestroit que les quatre hommes devaient certainement être employés dans une usine d’APC située dans la région de Charleville-Mézières, ce qui permettrait de mieux circonscrire les recherches pour identifier plus rapidement l’homme dont on avait la photo. Tandis qu’Auchaland sortait de la voiture, Sivincci invita madame Roger à poursuivre tout en lui demandant de revenir plus précisément sur la description des quatre hommes . Elle s’exécuta et commença par dresser les traits de celui qui lui était apparu comme étant le meneur. Elle pensait que son prénom était Gérard . Selon elle, il avait à peu près la même carrure que le capitaine des gendarmes du GIGN. Au moins aussi grand et pratiquement aussi fort. Un costaud, selon elle . Un bien  beau gaillard du même calibre que le capitaine. Mais un peu plus jeune. Alors qu’elle donnait environ 45 ans à Malestroit , elle n’en accordait que 40 tout au plus à celui qu’elle appelait Gérard. Il était plutôt blond, limite rouquin avec des yeux clairs et certainement verts mais elle n’en était pas sure à 100%. Elle marqua une pause, leva la tête comme pour mieux puiser dans sa mémoire et allait reprendre quand elle fut interrompue par Auchaland qui frappa trois légers coups à la vitre de la porte du  côté où Sivincci avait pris place. Sivincci sortit de la voiture.

-     Sont impressionnants les gonzes du GIGN et toute leur clique. A peine leur avais-je déclaré que l’usine devait être du côté de Charleville qu’ils ont pas mis cinq minutes à identifier le type de la photo. S’appelle Gérard Lardillet, 39 ans, marié et deux enfants . Il est rentré dans l’usine quand il avait 16 ans. C’était pas APC à l’époque mais une petite boîte familiale où son paternel avait travaillé jusqu’à la retraite. Le beau Gérard n’a jamais bossé ailleurs…Bien noté par ses supérieurs, pas syndiqué, jamais fait la moindre connerie. L’ouvrier  modèle qu’on retrouve sur ce coup, va savoir pourquoi !

-     Parce que trop c’est trop, parce que la coupe est pleine. Ca déborde et Gérard veut alerter tous les ouvriers de France et leur montrer qu’ils vont pratiquement tous être mangés de la même façon que lui et ses camarades de l’usine de Charleville . Pas mangés, avalés plutôt  , écrabouillés et remplacés par des Chinois ou des gamins des bidonvilles du Sud-Est asiatique que les patrons des grands pays développés   payent avec un bol de riz.

-     Ca te reprend Véeiff. Tu recommences. Tu devrais pas…non , tu te fais du mal. J‘te rappelle que tu fais partie de la grande muette. En entrant dans la grande maison, t’as renoncé à ouvrir ta gueule.

-     Je ne recommence pas parce que ça continue et c’est loin d’être terminé. Y’en a au moins pour dix ans. Toute l’industrie va être touchée. Le textile d’abord et la petite industrie sans grande valeur ajoutée  puis tout suivra parce que des salopards  qui sauront se faire passer pour de grands entrepreneurs auront compris qu’ils pourront se faire des couilles en or simplement en délocalisant des unités de production. Tu verras… Même l’automobile sera touchée. Les patrons raconteront aux prolos que seuls les petits boulots sans valeur ajoutée seront délocalisés mais ce sera pipeau et compagnie…Les politiques arriveront à faire gober aux ouvriers qu’ils trouveront des nouveaux emplois dans les services mais ce sera complètement faux parce que même dans les services, il y aura délocalisation. Alors tu vois, Paul, faut qu’on aide Gérard et ses trois potes à s’en sortir… Même si tu penses que  la partie est perdue d’avance pour eux.

-     Mais où tu vas, là ? Faut qu’on aide Gérard ! Mais c’est du grand n’importe quoi !

-     Pas du tout. On va tout faire pour que Gérard et ses trois potes s’en sortent avec les cuisses propres. C’est-à-dire  entiers et avec leur honneur sauvegardé.

-     T’es complètement barge, Véeiff ! T’as pas compris que Gérard est foutu. Il est au milieu du gué et il est coincé. Le niveau de l’eau monte. Peut plus reculer, peut plus avancer.

-     Et ben, on va lui lancer une corde !

-     Certainement. Et comment on va faire ?

-     Comme je te le disais tout à l’heure, on va faire venir leurs femmes pour qu’elles les raisonnent. On va les laisser parler ensemble. Elles peuvent réussir à pousser Gérard et sa bande à rendre les armes et à relâcher Stewart. Ce qu’il faut,  c’est qu’on leur apporte la garantie qu’ils ne seront que légèrement poursuivis. Un peine avec sursis. Pas grand chose en somme s’ils relâchent Stewart.

-     Tu te foures le doigt dans l’œil ! Si tu crois que les institutions bourgeoises et républicaines vont laisser les prolos foutre le bordel sans moufter une fois qu’elles auront repris le contrôle de la situation. Faut que tu rouvres tes bouquins d’histoire ! Le scénario de cette prise d’otages est écrit à l’avance.  Ton pote Gérard , il est foutu . Mets-toi bien ça dans le crâne !

Sivincci s’apprêtait à répondre à Auchaland quand il fut interrompu par un des hommes de Malestroit qui lui demandait de le rejoindre . Il le suivit.

-     On a réussi à contacter l’épouse de Lardillet. De coups de fil en coup de fil, on a obtenu son numéro de portable. Elle est sur la route , vers Montreuil aux Lions . Avec deux des femmes des complices de Lardillet. Vous voulez lui parler ?

Sivincci accepta . Il prit le téléphone ,  se présenta et expliqua brièvement la situation à madame Lardillet. L’intonation de sa voix montrait qu’elle était calme et déterminée. Elle lui dit qu’elle était sur l’A4  et elle  lui   confirma qu’elle  venait de passer la sortie indiquant Montreuil-aux-–Lions . Sivincci et elle estimèrent qu’elle serait à Enghien , sur les lieux , d’ici environ une heure . Elle implora respectueusement  Sivincci pour qu’il lui promette de gagner du temps et de ne rien tenter avant l’arrivée des trois femmes. Il lui donna sa parole. Elle lui avoua alors spontanément que les deux autres femmes , dans la voiture avec elle, s’appelaient Jocelyne Fayet et Isabelle Lacour. C’ étaient les épouses de Marc Fayet et de François Lacour qui avaient monté le coup avec Gérard Lardillet . Elle ajouta que  le troisième homme de la bande s’appelait Olivier Merlin et qu’ il était célibataire,  sans compagne officielle. Sivincci lui dit que son équipe et  lui les attendaient et il raccrocha. Il devait maintenant aller parler à Gérard Lardillet, lui annoncer la venue imminente de Donegan qui allait arriver directement  de Dublin pour négocier avec les quatre hommes.

Il avait décidé de ne pas utiliser le mégaphone pour s’adresser aux preneurs d’otage mais de s’approcher beaucoup plus de la maison. Ce n’était certainement pas pour jouer au héros mais tout simplement parce qu’il avait parfaitement compris qu’aucun des quatre hommes n’avait l’intention de tirer sur lui. Il s’approcha et  ses pas étaient assurés sur le gravier de la grande allée. Il stoppa quand il fut à environ dix mètres de la maison. Il voulut parler amis il entendit :

-     Pas con , le flic ! T’es malin …T’as pratiquement attendu que l’heure soit passée pour venir causer. Comme ça tu rabiotes un peu de temps.

-     Et toi , Gérard , t’es loin d’être idiot…

-     Tu connais déjà mon prénom . Mon nom aussi, je présume.

-     Oui, tu t’appelles Gérard Lardillet et tu es accompagné de Marc Fayet, François Lacour et d’Olivier Merlin. Vous bossez tous les quatre  chez APC dans l’usine de Charleville-Mézières qui est directement concernée par le plan de restructuration annoncé par la direction. C’est bien ça ?

-     Bien vu…T’es fort !

-     Ecoute Gérard, on va pas jouer au corbeau et au renard à chercher à voir lequel des deux va flatter l’autre. Tu savais pertinemment qu’on allait rapidement vous identifier et tu n’as rien fait pour te camoufler. Je suis venu t’annoncer qu’un des grands patrons d’APC , un dénommé Donnegan arrive directement  de Dublin qui est le siège Europe de la société pour négocier au mieux avec vous. Il devrait être là d’ ici deux bonnes heures.

-     T’es vraiment fortiche pour gagner du temps !

-     Peut-être , sauf que Dublin , c’est pas la porte à côté.

-     Exact.

-     Alors, en attendant, je veux tout simplement que tu me promettes de pas toucher à Stewart. Nous, on bougera pas. Je t’en donne l’assurance , tant pour mon équipe que pour le GIGN.On est d’accord ?

-     Si tu le dis…

Sivincci jeta rapidement un œil sur le cadran de sa montre. Il était pratiquement 19 heures. Il reprit.

-     Alors dès qu’il est arrivé , je rapplique avec Donnegan . En attendant, personne ne fait rien. On est d’accord ? Juste comme ça, si par hasard, il te prenait l’envie de relâcher ton otage, te gêne pas ! Ensuite, je pourrai certainement t’arranger le coup avec les juges.

-     T’as qu’à croire ! T’en as pas une autre ?

Sivincci sourit. Au moins,  il avait essayé. Il rejoignit Auchaland et Korzéniowski. Il répondit de suite à leurs regards interrogateurs.

-     Pas trop de soucis à se faire pour le moment. Maintenant, ils attendent l’arrivée de Donnegan mais leurs femmes vont être ici dans 45/50 minutes. Ca va être une surprise pour eux. Alors , on s’en retourne voir Malestroit.

Le capitaine du GIGN dit à Sivincci qu’il avait bien manœuvré car il avait réussi à gagner encore deux bonnes heures .Sivincci lui répondit qu’il n’y aurait peut-être pas deux heures car les femmes de trois des quatre complices allaient arriver d’ici moins d’une heure.

-     Faut être plus malin que ça avec ce genre de gars. On n’et pas obligés de laisser leurs  femmes leur parler dès leur arrivée. Vous pouvez les garder calmement au frais tant qu’ils attendent Donnegan et au dernier moment , les laisser causer avec leurs épouses. Vous gagnez encore une bonne heure au bas mot.

-     Sauf que ce n’est pas tout à fait ce à quoi s’attend madame Lardillet.

-     Peut-être bien mais ce qui compte, c’est de gagner du temps pour les épuiser à petit feu. Là, on est parti pour la nuit. Croyez-moi, leurs femmes , il faut les leur laisser que si ça foire avec Donnegan.

-     Et vous pensez  réellement que ça va foirer avec Donnegan ?

-     Ecoutez Commandant, la politique , l’économie , la stratégie mondiale des grandes entreprises, j‘y entrave que dalle mais ce serait bien la première fois qu’on verrait quatre clampins réussir à faire changer le cours des choses en prenant un patron en otage , qui plus est. A mon avis , Donnegan , c’est un grand communiquant de chez APC qui va essayer de leur faire avaler des couleuvres parce que c’est son job  et qu’il a dû faire des dizaines de stages pour se former à cette rude tâche qui consiste à maquiller les brèmes sans que personne ne s’en rende compte .Même dans la police, on n’en a pas d’aussi bons.   Mais sincèrement, il n’a pas partie gagnée avec Lardillet qui est tout sauf un con et qui m’a l’air prêt à tout pour faire connaître sa situation au pays tout entier…  Alors ça ne va pas servir à grand chose.

Sivincci esquissa un léger sourire.

-     Vous avez raison , mon capitaine , il est loin d’être bête, approuva-t-il.

-      C’est après l’échec de Donnegan qu’il faudra jouer la carte émotionnelle avec les femmes, reprit Malestroit. D’ailleurs, ce sera votre dernière carte. Il y a intérêt à surtout  pas la gâcher !

-     D’accord mais j’ai déjà discuté avec madame Lardillet.

-     Ce qui implique que vous la cueillez dès qu’elle arrive avec ses deux copines , que vous les mettez à l’écart et que vous leur expliquez qu’il faut d’abord que ce soit Donnegan qui commence par négocier avec eux. Parce que, voyez-vous, si Donnegan accepte leurs revendications , tout s’arrange et  les quatre hommes s’en sortent avec les honneurs. Et encore , tout dépend de la marge de manœuvre dont bénéficie Donnegan. S’il doit tout le temps appeler ses patrons, cela va être difficile.

-     Oui, ça se tient, répondit Sivincci. Alors, il ne nous reste plus qu’attendre jusqu’à l’arrivée des femmes.

-     Exactement. Mais faut manger et boire . On a l’habitude. Il va y avoir une petite distribution de sandwichs et vous aurez du café et du thé chauds. Vos hommes et vous allez devoir tenir toute la nuit.

Sivincci s’en alla rejoindre Auchaland et Korzéniowski qui l’attendaient à l’écart après avoir laissé partir madame Roger. Il leur résuma l’entretien qu’il venait d’avoir avec le capitaine Malestroit, leur  annonça qu’il allaient recevoir de quoi manger et boire puis les laissa un court instant pour appeler de nouveau Lechouvier. L’accueil qu’il reçut fut plutôt froid, le divisionnaire lui reprochant de ne pas l’avoir appelé toutes les quinze minutes , comme ils l’avaient convenu ensemble. Finalement, après les explications de Sivincci, Lechouvier admis que la situation ne permettait pas de fournir des compte-rendus oraux aussi réguliers et systématiques. Sivincci lui dressa un aperçu complet de la situation et lui présenta la tactique qu’il avait mise au point sur les conseils de Malestroit. Lechouvier approuva. Sivincci lui promit de le contacter dès que la situation évoluerait . Lechouvier lui donna son accord.

-     Je suis sûr que madame Roger doit être une sacrément bonne cuisinière , lui lança Auchaland en lui tendant un sandwich emballé dans du film plastique. Elle doit être capable de faire des miracles.

-     Question miracles, patron, ne vous attendez à rien avec le sandwich, reprit Korzé. C’est plutôt caoutchouc et gélatine. Mais ça se mange quand-même !

-     Zorro-Lechouvier va bien ? demanda Auchaland.

-     Oui, pas de problème, répondit Sivincci .

-     Sauf que , comme nous, il doit  se demander ce qu’on fout dans cette galère et comment on va s’en sortir. On est pratiquement fin juillet. On était cools et vlan , ce truc qui nous tombe sur la gueule, lança Korzé.

-     On est flics, Korzé. T’as peut-être oublié qu’on est payés pour monter dans ce genre de galère ? lui rétorqua Auchaland.

-      Paul, ta conception actuelle  du service-service me surprend un peu , commenta Sivincci. Faut reconnaître qu’à certaines époques , on t’a tout de même connu moins enthousiaste.

-     C’est vrai…Mais ici, avec ces quatre idéalistes , je me dis que si je me mets à réfléchir,  je suis foutu. En conséquence  , je ne réfléchis pas. Je me répète simplement que c’est mon boulot , alors je veux le faire et qu’on en finisse le plus rapidement possible.

-     Oui, c’est ça ! Et le jour où on te demandera d’aller arrêter des familles de juifs ou de contestataires,  voire  des sans-papiers, t’ira sans réfléchir . Service-service, comme en 42, s’enflamma Korzé.

-     Stop  ! ordonna Sivincci. S, t, o, p, reprit-il calmement. On va tous les trois faire ce pour quoi on est payés et on va le faire intelligemment , c’est-à-dire en réfléchissant pour limiter la casse tant du côté des  ouvriers que du côté de l’otage . On est d’accord ?

-     Bien sûr, répondit Korzé.

-     Et toi, Paul ?

-     Idem.

-     Alors, c’est bon. On en termine avec ce genre de propos complètement  stériles et on  en  profite tous  pour se  concentrer à fond sur l’affaire .

-     Parfait , conclut Auchaland avant de mordre dans son sandwich.

Et le silence s’installa. Pas un vrai silence , juste un silence avec des bruits des mâchonnements, de déglutissions, de papiers froissés…

Jusqu’à ce qu’arrive la voiture conduite par Marie-Ange Lardillet. C’était une Samba immatriculée en 08. Rouge. Elle stoppa devant le fourgon qui barrait la rue. Les trois femmes sortirent de l’auto et Sivincci les examina rapidement  une après l‘autre.

 Elle avait dû être belle Marie-Ange, sacrément belle même, carrément plus que belle, oui mais quinze ans plus tôt.. Quand les hommes se retournaient  sur son passage ou quand ils n’avaient d’yeux que pour elle et qu’ils la mataient quand elle était sur la piste de danse des petits bals du samedi soir au fin fond des Ardennes. Mais aujourd’hui, à 35 ans à tout casser, elle était marquée par tous les soucis quotidiens , le boulot comme caissière à l’hypermarché Cora de Villers-Semeuse , le ménage et les enfants qui n’arrêtent pas de grandir et qu’il faut nourrir et vêtir . Alors même si son allure ne montrait pas l’usure générale provoquée par la fatigue accumulée au fil du temps et du temps , son visage en revanche, ne pouvait tromper personne. Ses yeux semblaient éteints malgré l’énergie qu’elle avait su retrouver pour venir avec Jocelyne et  Isabelle afin de sauver leurs maris. Isabelle avait un petit air de Marylin, blondasse péroxydée et  engoncée dans un jean bon marché qui  devait lui mouler un pétard aguichant. Et puis Jocelyne, grande et maigre , avec des lunettes à monture d’écailles qui retiraient toute trace de charme à un visage jauni par le tabac et l’alcool.

-     Voilà donc les trois Sabines venues sauver leurs malheureux conjoints, dit  Sivincci à Auchaland.

-     Elles ont des heures de vol, répondit Auchaland.

-     Respect, lui lança Korzé. Tu ne connais absolument rien de leur mode de vie. Ces trois femmes, ce sont des princesses, des magiciennes. Rien que pour faire bouillir la marmite, chaque jour, elles doivent accomplir un miracle.

Sivincci  s’avança vers les trois femmes . Il se présenta puis leur dressa un rapide tableau de la situation. Il évoqua l’arrivée prochaine de Donnegan et l’espoir qu’il en tirait car les revendications des quatre ouvriers pouvaient être retenues. Il leur conseilla donc de ne rien faire pour le moment , de simplement attendre l’issue de la négociation entre le représentant d’APC et les ouvriers. La grande Jocelyn commença par refuser, déclara avec véhémence qu’elle était venue pour voir son mai et qu’elle n’attendrait pas. Isabelle ne disait rien, attendant visiblement que Marie-Ange prenne la parole. Et madame Lardillet commença à parler, calmement et dit qu’elle ne voulait surtout pas que les quatre ouvriers commettent l’irréparable, qu’elle faisait confiance à Sivincci et qu’il fallait paisiblement attendre l’arrivée de Donnegan comme il le leur conseillait. Jocelyne alluma une cigarette et approuva, Isabelle ne disait toujours rien mais se mit à fondre en sanglots . Marie-Ange la sermonna vertement en exigeant fermement qu’elle se reprenne . Elle lui expliqua qu’elles n’étaient pas des  femmes repentantes mais des combattantes venues lutter avec leurs maris . Leur image avait une grande importance et il était primordial que les médias ne diffusent pas d’images négatives d’elles. Sivincci les reconduisit jusqu’à leur voiture et leur demanda d’attendre. Il veilla à ce qu’on leur serve sandwichs et boissons chaudes.

Et puis ce fut l’arrivée de Donnegan. Costume gris en alpaga, chemise blanche et cravate en soie. L’uniforme standard du parfait cadre modèle. Il parlait un français impeccable, légèrement teinté d’un accent britannique. Il demanda à être conduit jusqu’aux forcenés et Sivincci l’accompagna . Il commença par demander des nouvelles de Stewart et les deux hommes purent voir l’otage apparaître devant la fenêtre principale de la vaste demeure. Il leur dit qu’il allait bien et qu’il n’avait pas été maltraité . Rassuré , Donnegan  annonça alors  qu’il était prêt à entamer les négociations. Sivincci assista à toutes les discussions . Il écoutait attentivement et happait les mots malheureusement  si fréquemment entendus sur les différentes stations de radio ou à la télévision . Promesses de reclassement , obligation de délocaliser pour assurer les futurs profits , ne pas nier le sens de l’histoire… En bref , il proposait à Gérard et à ses acolytes un reclassement dans une autre usine d’APC située à Oyonnax et pas du tout touchée par un éventuel risque de délocalisation parce qu’à la pointe de la technique moderne . Gérard lui demanda alors ce qu’il en était alors de ses 223 autres  camarades qui allaient rester sur le carreau . Donnegan connaissait parfaitement le dossier car il répondit aussitôt que 68 allaient partir de suite  en retraite, 29 en retraite anticipée et qu’il n’y aurait au bout de compte que 126 licenciements secs mais que la moitié des personnes licenciées, soit plus d’une soixantaine d’emplois , seraient recasées dans des usines du coin. De plus,  la direction proposait à 15 personnes d’aller s’installer à Oyonnax pour   occuper des emplois équivalents à ceux qu’il avaient aujourd’hui. Finalement, il ne resterait que moins d’un cinquantaine de travailleurs sans possibilité de reclassement.

-     On n’a absolument rien contre Oyonnax , lui répondit Gérard . Si ça se trouve , la vie là-bas doit être bien plus plaisante qu’ à Charleville-Mézières, que d’ailleurs, nous autres , pour rigoler, on surnomme Tchernobyl-Misère, c’est dire…Mais la question n’est pas là. Nous , on veut des garanties sur l’avenir. On veut l’annonce de l’arrêt des délocalisations  sous des prétextes fallacieux qui cachent des profits de plus en plus importants réalisés  sur le dos des ouvriers. On veut continuer de bosser dans nos usines qui sont parfaitement rentables. D’ailleurs monsieur Stewart, avec qui nous avons largement eu le temps de discuter,  nous a confirmé que l’usine de Charleville est rentable …

Donnegan laissa passer un court instant de silence comme pour montrer qu’il était totalement serein. Puis il reprit d’un ton calme. Il évoqua la mondialisation, la main mise de la finance sur le monde des affaires et du travail , le sens inéluctable de l’histoire, le rôle des pays émergeants . Une sorte de fourre-tout  passe partout comme on en entendait tous les soirs à la télévision , songea de nouveau Sivincci.

-     Va servir ta mauvaise  soupe à d’autres gogos que nous ! lui hurla Gérard.

Donnegan marqua de nouveau un temps de silence . Puis d’un ton beaucoup plus  ferme, il annonça que c’était à prendre ou à laisser. Qu’il ne fallait tout de même pas croire  que quatre idéalistes allaient changer le cours des choses. Que de toute façon, tout était écrit. Qu’il ne restait qu’une seule chose à faire , c’était de relâcher Stewart et d’accepter de se rendre . Un point , c’est tout. Il fallait maintenant qu’ils pensent à leurs enfants, à leurs femmes . A leur propre avenir, s’ils ne voulaient pas croupir en prison le restant de leur vie…

Un violent coup de fusil  l’interrompit brusquement. Puis Gérard Lardillet se pointa à la fenêtre avec Stewart à ses côtés.

-     Ne soyez pas inquiets ! On a tiré derrière, dans le jardin. C’était un coup de semonce. Allez Donnegan, on arrête tout ! Vous pouvez retourner voir vos employeurs et leur rendre compte.

Sivincci tira Donnegan par la manche de son costume gris pour lui signifier que c’était terminé. Ils rejoignirent Malestroit qui les attendait et qui lança un regard compatissant à Sivincci qui poursuivit jusqu’à l’endroit où l’attendaient Auchaland et Korzé. Il leur confia Donnegan en leur disant qu’il devait être disponible à tout instant et qu’ils devaient le surveiller constamment, s’ écarta de ses hommes et prit son portable. Lechouvier décrocha instantanément . Sivincci lui fit un compte- rendu précis suite à la tentative de négociation de Donnegan. L’échec de Donnegan laissa pantois le commissaire divisionnaire  et il écoutait Sivincci sans mot dire tandis que celui-ci lui expliquait qu’il allait désormais passer au plan B , celui que lui avait suggéré Malestroit et qui consistait à faire intervenir les trois femmes. Finalement, il souffla :

-     Faites pour le mieux, Sivincci. Effectivement, faites pour le mieux !

Sivincci raccrocha et se dirigea vers la vieille Samba rouge  où Marie-Ange, Isabelle et Jocelyne attendaient. Elles avaient vu Sivincci reconduire  Donnegan et elles en avaient déduit que les négociations menées par l’envoyé de la direction d’APC avaient échoué. Marie-Ange sortit la première de la voiture.

-     Je présume que c’est à nous les femmes d’entrer en scène , maintenant , dit-elle à Sivincci qui hocha la tête en signe d’acquiescement. Elle demanda alors à Isabelle et Jocelyne de les suivre . Le quatuor avança jusqu’aux abords de la demeure qui était maintenant éclairée . Comme la nuit tombait, les quatre hommes avaient décidé d’allumer toutes les lumières de la grande maison .

C’est François Lacour qui les aperçut le premier.

-     Nom de Dieu, mais qu’est-ce que vous foutez là ? s’écria-t-il. Ces putains de flics sont allés vous chercher. Jocelyne , fallait pas venir !

-     C’est pas les flics qui sont venus nous chercher. Figure-toi qu’une cousine de Lili, la voisine de la tante d’Isabelle habite Montigny-les-Cormeilles et qu’elle a entendu votre speech de toute à l’heure , à la radio. Comme elle avait appris que l’usine allait fermer, elle a appelé sa cousine pour lui  dire que c’était marrant  parce que des ouvriers avaient pris un otage pour revendiquer contre la fermeture de leur usine. Lili l’a aussitôt dit à la tante d’Isabelle qui a appelé sa nièce qui à son tour m’ a appelée, dit  Marie-Ange. Et de fil en aiguille , on a  finalement compris que les preneurs d’otage , c’étaient nos maris. On a  immédiatement décidé de nous rendre à Enghien après avoir confié les enfants à des copains.  On est  passées prendre Jocelyne et en route !On était même pas sures que la Samba allait tenir le coup !

-     Vous n’auriez pas dû venir, lança Gérard

-     On allait se gêner , lui répondit Marie-Ange. Ca fait presque 20 ans que je t’empêche de faire des conneries, alors maintenant que t’es tout prêt d’en faire une bien  grosse, tu crois tout de même pas que je vais te laisser faire, sans rien dire en attendant docilement au coin du feu que tu rentres.                                

-     Mon ange, si tu tiens vraiment à moi, rentre !Et emmène avec toi Jocelyne et Isabelle. C’est pas des endroits pour vous , ici !

-     Pas plus que pour vous. Allez, relâche ton otage et pose ton fusil. Viens, mon amour !

-     Marc, cria Isabelle. Marc , j’veux pas que tu meures.

-     T’inquiète donc pas ma petite Isa , j’suis loin d’être mort , lui répondit son mari. Fais comme l’a dit Gérard , rentrez toutes les trois ! Ici, ça va bien se passer . on n’a pas besoin de vous.

-     Gérard, réfléchis un peu ! Tu vas tout perdre , lui lança de nouveau Marie-Ange. Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? Et les enfants. Sont encore petits , ils ont besoin d’un père.

-      Sans boulot , sans rien. Tous les soirs , ils auront un locdu en face d’eux. Une charge sans travail , tu parles d’un exemple !

-     C’est pas vrai. T’es un bon ouvrier. Tu retrouveras facilement du boulot.

-     Marie-Ange, arrête. Si tu m’aimes , arrête !

Marie-Ange éclata en sanglots, Jocelyne la prit dans ses bras, toujours silencieuse puis ce fut Isabelle qui se mit à pleurer. Sivincci se sentait totalement impuissant , au milieu de ces trois femmes.

-     On reste avec vous, on vous attend. On est tous ensemble , hurla Jocelyne d’une voix gutturale qui fit frissonner Sivincci. Faudra nous bouger d’ici, continua-t-elle. On est avec nos hommes !

Et elle  se laissa tomber sur les genoux . Marie-Ange et Isabelle firent de même . A genoux, les trois femmes formèrent un cercle en se liant l’une à l’autre au niveau des épaules.  

Sivinnci ne savait que faire. Il se retourna pour chercher du regard Malestroit.  Il était devant , à observer toute la scène. Il comprit de suite que Sivincci souhaitait son aide. Il rejoignit le groupe composé des trois femmes à genoux , prostrées dans une sorte de prière  et de Sivinci, debout, à côté .

-     Venez ! Laissez-les ! Il ne se passera rien tant qu’elles seront là , devant.

-     Toujours votre fameuse théorie sur le gain de temps ?

-     Peut-être …le temps est un élément qui est rarement pris en compte. Vous constaterez aux cours de vos diverses expériences futures qu’il s’avère souvent comme étant l’élément le plus stratégique.

C’est alors qu’ils virent Marc Fayet, François Lacour et Olivier Merlin qui sortaient de la bâtisse , les  mains en l’air. Les gendarmes du GIGN se précipitèrent vers eux, les immobilisèrent et vérifièrent qu’ils n’étaient pas armés. C’est Fayet qui prit la parole :

-     Gérard nous a forcés à sortir. Il nous a dit que si on refusait, il explosait la tête de Stewart. Il nous a ordonné d’aller rejoindre nos femmes.

-     Moi aussi, il m’a obligé à les suivre , dit Olivier Merlin et pourtant , je ne suis pas marié.

Les hommes du GIGN emmenèrent Fayet, Lacour et Merlin vers le fourgon pour que Malestroit et Sivincci les interrogent. Les femmes s’étaient levées et les suivaient. Marie-Ange criait :

-     Et Gérard ?

Elle courut vers la demeure . Elle commença à monter la première marche de l’escalier qui conduisait à la grande porte quand elle stoppa net en entendant la détonation d’un coup de fusil.

Elle se mit à hurler :

-     Non, Gérard, non !

Elle allait reprendre la montée de l’escalier quand elle vit apparaître devant la porte un homme assez grand, d’une cinquantaine d’années .Il la saisit violemment de ses deux bras, l’empêcha de rentrer et lui cria à l’oreille d’une voix chargée d’un léger accent américain :

-     Non, je vous en conjure, n’y allez pas ! Vous ne devez pas voir ça.

Elle se débattit avec force mais les deux bras de Stewart l’emprisonnaient parfaitement. Malestroit arriva, la libéra et la confia à un de ses hommes puis il parla à Stewart avant de  pénétrer dans la demeure. Sivincci courut jusqu’à l’entrée , sur les traces de Malestroit . Jamais il n’oublierait ce qu’il vit , c’était à jamais gravé dans sa mémoire . Apparemment, Lardillet s’était mis le canon du fusil dans la bouche et avait ouvert le feu. Du sang sur les meubles, des éclats de cervelle également , ainsi que sur les murs .Et le corps de  Gérard Lardillet qui gisait au pied d’un fauteuil de style Voltaire , complètement recouvert de sang. Ni Malestroit, ni Sivincci ne dirent mot. Ils sortirent ensemble. Stewart était toujours devant la porte.

-     Je dois lui parler, je lui ai promis…

-     Je ne comprends pas , lâcha Sivincci . Mais pourquoi il a fait ça , ce con ?

Stewart le fixa béatement puis il répéta mot pour mot :

-     Je dois lui parler, je lui ai promis…

-     Parler à qui ? A qui avez-vous promis ? lui demanda nerveusement  Sivincci.

-     J’ai promis à Lardillet que je dirais à sa femme ce qu’il m’a demandé de lui dire. Il faut que je la voie maintenant . JE DOIS LUI PARLER, hurla-t-il.

-     On va vous conduire jusqu’à elle , répondit mécaniquement Sivincci. Faites vite car je pense que les infirmiers ont dû lui injecter une dose de sédatif. Ensuite , ils vont l’emmener à l’hôpital.

-     Marie-Ange Lardillet  gisait allongée sur un brancard et un infirmier confirma à Malestroit et Sivincci qu’il venait de lui faire une piqûre pour la calmer. Sivincci conduit Malestroit un peu à l’écart :

-     Ce qu’il va lui dire ne nous regarde pas. Ce sont les derniers mots de Lardillet qu’il va lui répéter.

-     Tout à fait d’accord avec vous, répondit Malestroit. Maintenant, vous allez avoir la presse sur le râble. Sur ce point, je ne vous envie pas. Va falloir réfléchir à ce que vous allez leur déclarer !

-     Rassurez-vous, je ne me fais pas trop de souci sur ce point, lâcha Sivincci. J’ai un patron dont la spécialité est de parler à la presse. Moi, je suis bien trop timide pour tout ça. Et puis, à vrai dire , ça m’emmerde !, continua-t-il en dégrafant son gilet en kevlar et en le rendant à Malestroit.

Il retira également son brassard portant l’inscription POLICE. Il eut tout d’abord envie de le jeter à terre puis il se ravisa et le glissa posément dans la poche gauche de sa veste, de la même façon que  si ça avait été son mouchoir. Il serra la main de Malestroit et les deux officiers de police échangèrent un regard dans lequel chacun voulait montrer à l’autre qu’il l’estimait  et il  s’en alla  rejoindre Auchaland et Korzéniowski.

-     On rentre à l’usine, ordonna-t-il. Et si tu pouvais faire très vite, Paul , ce serait pas de refus !

Sivincci prit son téléphone portable et appela Lechouvier. Il lui annonça le suicide de Lardillet et lui confirma   que l’équipe serait au commissariat de Versailles d’ici une trentaine de minutes.

Et le silence dans l’habitacle. Auchaland avait même éteint l’autoradio. Enfin, un peu avant le pont de Gennevilliers, Korzéniowski prit la parole :

-     Toute cette histoire de merde me fait penser à un film que j’avais vu avec mon frère aîné un soir à la télé. A l’époque, ce genre de film passait au ciné-club de minuit. Je ne me souviens plus du titre mais je suis sûr que c’était avec Jean Gabin et puis, il y  avait un autre acteur, moins connu mais avec une voix, un style incomparables  et toujours excellent pour interpréter les rôles de crapules.

-     Jules Berry, lui répondit Sivincci…Le film dont tu parles, c’est « le jour se lève » du tandem Carné-Prévert et tu as raison, il y a de ça , dans cette histoire de merde , comme tu dis. Cette même atmosphère de  fatalité sociale qui ne laisse aucune chance au protagoniste. C’est pratiquement le même scénario… on pourrait penser que tous ses actes étaient programmés par son passé de travailleur , son milieu, ses rencontres , les circonstances de son existence quotidienne…on pourrait même penser qu’une main invisible l’a poussé à mettre fin à ses jours.

-     Sauf qu’ici, avec Lardillet , on est pas dans un putain de film , lança Auchaland. Nom de Dieu, Véeiff, je ne me rendais pas compte tout à l’heure , quand on causait…C’est toi qui étais dans le vrai.

-     T’inquiète, Paul , c’est pas grave!maintenant,  on peut encore essayer de rendre son honneur à Gérard Lardillet sans pour cela en faire un martyre de la classe ouvrière. Je vais tenter le coup avec Lechouvier…

-     En tous les cas, je pense que tu connais réellement le monde ouvrier, reprit Auchaland. Toutes mes excuses pour ce que je t’ai dit tout à l’heure.

-     Je ne sais pas si je connais encore le monde ouvrier. Ca fait tellement longtemps que j’ai quitté cet univers. Je l’ai quitté la première fois où je me suis engueulé avec mon père. J’avais quinze ans et je revenais de trois semaines passées en République Démocratique Allemande.

-     L’ ex  Allemagne de l’Est ?

-     Oui. Quand je suis rentré, j’ai dit à mon père que si le paradis auquel il croyait, c’était ça, alors il se fourrait le doigt dans l’œil. Et c’est parti en vrille…mais tout ça , c’est du passé .Bon , avec son film,   Korzé m’a remis en mémoire Prévert. Un grand, Prévert, très grand même. Pas seulement l’histoire des escargots qui vont à l’enterrement d’une feuille morte ou celle des enfants qui reviennent de l’école. Non, chez Prévert, il y a avait avant tout une vraie dimension sociale. Sans venir du monde ouvrier, il le connaissait , lui, ce monde.  Et je pense que les ouvriers oscillent toujours entre le difficile choix qu’on peut parfaitement  illustrer avec deux vers  tirés de deux de ses poèmes . Il y en a un où il écrit : « Il est terrible le bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim » et un autre tout aussi magnifique : « Dis donc camarade Soleil tu ne trouves pas que c’est plutôt con de donner une journée pareille à un patron ? » .

 

 

 

 

Terminé le 29 novembre 2008 à 7 heures 12.

          

 

A la radio, sur France Inter , on vient d’annoncer la fermeture définitive de l’usine Salomon de Rumilly (74). Délocalisée en Bulgarie, pas en Chine .

 

        

                              

                    

 

 

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LES TICS DE NICO LE MAC.

Le corps d’ Antoine Georges  Boubacar fut retrouvé  le 27 juillet 2000 vers 6 heures du matin,  à Roissy-en-France, dans une petite rue située entre l’hôtel de ville et l’église Saint Eloi. Les employés de la voirie municipale découvrirent le cadavre mal dissimulé parmi les poubelles et les cartons qui bordaient l’Allée du Verger et ils pensèrent tout d’abord qu’il s’agissait d’un sans-papiers  noir et certainement   sans domicile fixe qui avait décidé de trouver refuge parmi les boîtes et les cartons . Cependant, l’un des  deux hommes  fit remarquer à son  collègue qu’on était fin juillet et que les SDF ,  en cette saison estivale, préféraient carrément dormir à la belle étoile plutôt qu’au milieu des détritus. Sans même acquiescer et relever la pertinence  de la remarque de son camarade de travail, Aldo sauta prestement et tout en souplesse du marche-pied installé à l’arrière droit   du camion-benne , courut vers le  corps inanimé et  constata immédiatement et sans même pousser bien loin une inspection du cadavre, qu’il avait pris une pleine décharge dans le buffet.

A 7 heures 45, Auchaland et Rivette arrivèrent sur les lieux et ils confirmèrent ce qu’avait constaté Aldo : au moins cinq impacts de balles entre l’aine gauche et l’épaule droite , marquant  comme une sorte de ligne diagonale qui aurait pu séparer en deux parties approximativement égales le corps de la victime. Cependant, ils poussèrent un peu plus l’inspection visuelle et ils constatèrent que le black était vêtu comme un milord : costume léger mais de qualité supérieure, chemise blanche maculée de sang mais dont le tissu possédait indéniablement une qualité allant parfaitement avec celle du costume et enfin une cravate jaune en soie et de prix certainement élevé.

 Assez gênés par l’odeur dégagée par les poubelles, ils délimitèrent tout d’abord la zone de crime avec les OPJ détachés par le commissariat de Saint-Denis afin d’éviter toute perte future d’indices puis interrogèrent Aldo , Ali et Bernard , le chauffeur du camion-benne, qui leur confirmèrent n’avoir touché à absolument rien et n’avoir rien remarqué de particulier . En fait, Aldo avoua avoir tout de même   retourné le cadavre qui était sur le dos quand Ali et lui l’avaient aperçu au milieu des détritus. C’est à ce moment qu’il avait constaté qu’il  s’était  pris une rafale. Il lui semblait également qu’il avait une grande plaie au niveau du cou mais il n’avait pas poussé plus loin son examen et avait couru jusqu’à l’habitacle du camion pour demander à Bernard d’appeler de suite la police avec son portable.

Auchaland et Rivette les laissèrent en leur ordonnant  de rester sur les lieux à disposition car ils ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient leur demander de plus et  se mirent à guetter l’arrivée de Balembois tout en contrôlant la gestion  des événements avec les OPJ qui encerclaient toute la zone . Balembois arriva enfin , accompagné de Vermersch et de son équipe technique.

-     Bonjour à ces messieurs , lança-t-il à l’adresse des deux lieutenants du SRPJ de Versailles . Même si ce matin , c’est assez frisquette, va encore faire sacrément chaud aujourd’hui.

Ils le saluèrent également , ainsi que Vermersch et leur résumèrent ce qu’ils avaient glané auprès des éboueurs. Auchaland ajouta qu’il était convaincu qu’ils se trouvaient à l’endroit où le corps avait été déposé et que ce n’était pas la scène du crime. Rivette  acquiesça vaguement  d’un signe de tête . Balembois soupira puis il ouvrit sa sacoche de cuir, prit une paire de gants en latex qu’il ajusta sur ses doigts et franchit le cordon de sécurité en direction de la dépouille. Vermersch examina visuellement  l’endroit puis s’adressa à  l’un  de ses collaborateurs et lui demanda de photographier une partie précise du périmètre avant de prendre dans sa sacoche trois flacons vides pour recueillir des indices  et  une paire de gants en latex qu’il ajusta à son tour sur ses doigts. Et il s’en alla rejoindre Balembois près du corps.

-     Les deux gars, dans moins de dix minutes , je vous donne mes premières conclusions, cria Balembois à Auchaland et Rivette. Ca va aller vite !

-     Ce sera moins rapide pour moi, reprit Vermersch. Compte tenu de l’endroit , il y a énormément de traces de pas différentes mais je vais voir ce qu’on peut tirer de tout ce merdier.

-     Pas de problème, répondit Rivette. On a  tout notre temps.

Auchaland se dirigea vers Aldo et ses deux collègues et les autorisa à quitter les lieux tout en leur demandant de lui fournir leurs coordonnées précises qu’il nota soigneusement  dans un calepin. Il  donna  sa carte à chacun des trois en leur précisant qu’il était susceptible de les appeler à tout moment, au cas où. Ensuite, il rejoignit Rivette.

-     C’est tout de même une matinée relativement fraîche, leur dit Balembois en s’avançant vers eux.

-     Oui, assez étonnant d’ailleurs pour une fin juillet, répondit Rivette.

-     Ca va pas me faciliter la tâche pour déterminer l’heure de la mort…Rigueur cadavérique prononcée, ce qui me donne à penser que le décès remonte à au moins 3 heures. Comme ça, je lui donne dans les 35/40 ans, peut-être même un tout petit peu moins… Bon, il s’est pris 5 balles dans le thorax et rapidement, j’opterais , à chaud et tout de go, pour une rafale de mitraillette, tirée de près.

-     Carrément la mitraillette ? demanda Auchaland.

-     Sans aucun doute, répondit Balembois. Une rafale de sulfateuse  tirée du bas vers le haut , comme cela  fit-il en mimant un geste qui montrait ses deux poings rapprochés comme s’il avait une arme à feu dans les mains et qui pivotèrent du bas vers le haut  suite à une nette  rotation de son corps. Petite mitraillette, poursuivit-il, certainement pas une Kalachnikov…

-     Sincèrement Doc, sans attendre les résultats que nous donnera la balistique , je crois que vous faites erreur. Vous vous trompez quand vous mimez votre geste avec vos deux poings rapprochés.  Question mitraillette , si ce n’est pas une Kalachnikov, c’est une Uzi mais c’est lourd ou une Thomson, mais c’est gros. Non , j’ai la nette impression que c’est un pistolet mitrailleur , plus léger , plus maniable et d’une seule main et là , de suite , je dis que  c’est une mini Uzi…Quoiqu’en y réfléchissant bien…Ce pourrait également  être un P 90  parce que c’est une arme  de forme mono-bloc, très compacte et qui pèse à peine trois kilos chargeur compris et qui , de plus, possède un sélecteur de tir  ambidextre et qui peut même  être équipée d’un silencieux. J’hésite avec la mini Uzi mais je penche tout de même au final  pour l’arme fabriquée par les Israéliens parce qu’elle est beaucoup plus répandue que le P 90 produit par les Belges mais qui commence tout de même  à être en vogue chez les truands. Qu’est-ce qu’on parie Doc ?

-     Je ne parie jamais , monsieur Auchaland. En revanche , et au premier abord,  j‘abonde légèrement dans le même sens  que vous compte tenu du fait que la mini Uzi est une arme qui équipe pratiquement toutes les polices du monde et par conséquent, presque  tous les truands du monde. On verra rapidement avec le calibre des balles qu’on va extraire.  Bon, revenons à la victime !

-     On vous écoute, lança Rivette.

-     Figurez-vous qu’on a essayé de lui trancher la tête après le  décès et ce n’est pas tout car  les extrémités  de certains de ses doigts ont été brûlées , comme si quelqu’un avait voulu lui retirer ses empreintes .Mais pour ce qui est de la tête et des mains, ceux qui avaient l’intention de faire ce sale boulot n’ont pas eu le temps ou le loisir de le terminer. Bon , va falloir que je rentre au labo ! Passez me voir en fin d’après midi, j’en saurai beaucoup plus !

-     Attendez Doc ! reprit Auchaland. Vous voulez dire que selon vous , quelqu’un a essayé de faire en sorte que nous ne puissions pas identifier la victime mais qu’il n’a pas eu le temps de terminer le travail ?

-     Tout à fait.

-      A moins qu’il ait été tout simplement  torturé ? objecta Rivette.

-     Je ne pense pas, répondit laconiquement  Balembois en terminant de ranger ses affaires dans sa sacoche.

-     Dans ce cas, je crois que tout  laisse supposer que la victime doit être facilement identifiable , conclut Rivette.

-     Je partage votre opinion, mon cher Rivette, continua Balembois. Dites bien à Vermersch  d’exiger que ses gars s’appliquent pour les photos de la bobine du cadavre  et vous verrez que rien que par la diffusion du portrait de notre ami, vous obtiendrez  rapidement des nouvelles sur son identité. Vous passez en fin de journée  à l’institut médico-légal ?

-     Bien sûr , lança Auchaland.

-     Allez, Paul ,on va laisser Vermersch et son équipe sur place et on se rentre à l’usine commencer notre rapport . Faut que les photos soient diffusées rapidement . C’est pas tout ça mais je pars en vacances dans 5 jours , moi ! Faudrait pas qu’on prenne du retard, dit Rivette .

Rivette et Auchaland regagnèrent la Laguna  après avoir donné leurs dernières instructions aux OPJ et salué Vermersch qui leur dit qu’il les contacterait dès qu’il aurait des résultats. Il leur précisa que tout éventuel signe distinctif avait été retiré de la dépouille, montre , bague, chaîne , etc… et que la marque du costume avait été arrachée tant au niveau de la veste qu’ au niveau du pantalon. De même pour la cravate mais il était pratiquement sûr qu’elle sortait de chez Hermes compte tenu des motifs et de  la qualité de la soie . Vermersch souligna qu’il trouvait particulièrement étrange que ceux qui avaient voulu trancher la tête du grand noir ne l’ait pas déshabillé , ce qui aurait indéniablement rendu plus facile la décapitation .Ni Rivette , ni Auchaland ne relevèrent cette remarque.

    Ils prirent la petite route qui conduit jusqu’à l’autoroute A1. Bien qu’il fût encore relativement tôt , la circulation n’était pas du tout fluide ce matin de fin juillet. Au volant, Auchaland était parfaitement calme, détendu .

-     Ca fait bien longtemps qu’on ne t’a pas connu aussi zen, lui lança Rivette.

-     Tu l’as dit , Elodie ! répondit Auchaland.

-     Ok, Paul, c’est bon. Je ne t’emmerde pas plus longtemps.

-     J’te demande pardon, vieux… C’est vrai que je n’ai jamais été aussi bien depuis la mort de ma mère. J’ai le sentiment d’avoir connu une petite période de dépression suite à ce que j’avais découvert au sujet de mon père. J’avais plus d’énergie du tout ! Et puis alors, plus vraiment goût à rien .  Mais là, je peux te dire que  j’ai fait la connaissance d’une nénette vraiment super et que ça m‘a donné un sacré coup de boost.

-     Tant mieux !

-     Si tu crois que je ne vois pas que tu penses que j’ai dit ça chaque fois que j’ai rencontré une nouvelle fille , tu te goures complètement . Là, je te l’assure , c’est du béton.

Rivette ne put s’empêcher d’esquisser un petit sourire puis il posa sa main gauche sur l’épaule droite de son collègue et lui dit :

-     Ca me fait plaisir pour toi, fils ! Occupe-toi bien d’elle !

-     Alors là, sur ce point, tu peux me faire confiance.

La voiture n’avançait pas , prise dans les tenailles des ralentissements incessants, provoqués par un  trafic très dense.

-     Pas étonnant  que ça ne roule pas , c’est bourré de Belges et de Bataves, fit remarquer Auchaland . Regarde-moi ça, y’a que des plaques rouges ou alors NL !

-     Evidemment, on est sur l’autoroute du Nord et c’est les vacances . Ils ont bien le droit d’aller chercher leur petit coin de soleil.

Auchaland ne releva pas et alluma l’autoradio. Les deux hommes écoutèrent les informations matinales sans y prêter une écoute attentive  , juste  histoire de voir le temps perdu passer plus rapidement. Le périphérique nord était assez encombré mais quand ils arrivèrent porte d’Auteuil , ils purent constater que la circulation sur l’autoroute A 13 était parfaitement fluide. Rivette consulta sa montre.

-     8 heures 20 . C’est bon , dans dix minutes , on est rendu à l’usine. Le temps de prendre un bon café et on peut aller voir Véeiff pour lui dresser les grandes lignes de ce qu’on a vu à Roissy.

-     Pas de problème camarade, dit Auchaland en appuyant sur l’accélérateur.

Dix minutes plus tard, ils garaient la voiture dans le parking de la cour du commissariat de Versailles.

-     C’est bon, y’a la voiture de Véeiff. Il est déjà arrivé, remarqua Auchaland.

-     Je passe à la machine à café, j’t’en prends un et on se retrouve dans son bureau.

-     D’acodac, mon petit père. J’en profite pour faire un arrêt technique aux toilettes.

Cinq minutes plus tard, Rivette tenant très  précautionneusement à deux mains  un plateau supportant trois gobelets en plastique retrouvait Sivincci et Auchaland dans le bureau du commissaire.

-     Salut Véeiff, j’ t’ai pris un court non sucré et , naturellement , un long sucré pour toi , Paul.

Pendant qu’ils sirotaient leurs cafés, les trois hommes échangeaient sur la découverte du corps du grand Noir au milieu d’un tas d’immondices à Roissy.

-     Donc, le type est habillé comme un prince et on a voulu lui trancher la tête et effacer ses empreintes digitales, résuma Sivincci.

-     Compte tenu de son origine certainement africaine , je dirais plutôt habillé comme un fils de ministre , commenta Auchaland .

-     Si tu veux, mais tout ceci démontre qu’il est connu soit du milieu , soit de nos services  et qu’on a voulu tout faire pour qu’il ne soit pas identifié rapidement, ajouta Rivette.

-     Certainement, reprit Sivincci. J’en conclus donc qu’il nous faut attendre patiemment qu’on ait reçu les résultats de l’identification suite à la diffusion des photos du visage de la victime. Je ne pense pas qu’on aura à attendre bien longtemps.

-     Et t’as une idée sur ce qui l’aurait conduit jusqu’à ce tas d’ordures ?

-     Si c’est un test, je vais te répondre , Paul. Notre ami peut être une barbouze impliquée dans une affaire typique des relations France-Afrique, ce peut être aussi un souteneur car , pour moi, il est habillé comme un mac et pas comme un fils de ministre congolais ou de n’importe quel pays d’Afrique, d’ailleurs… Ce peut être également un dealer qui a trempé dans des gros trafics de drogue et on sait tous les trois que dans ce milieu , ça flingue facile ! Ou alors un porte-flingue d’un des grands parrains bien connus de nos services , voire un petit truand qui a voulu faire trop vite son trou, histoire de voir s’il pouvait en croquer lui aussi ,  ce qui a légèrement porté sur les nerfs des dits  grands parrains.

-     Pas mal, grand chef !

-     Bon, on attend d’avoir l’identification mais je veux que vous vérifiiez si tous vos informateurs habituels  sont joignables parce que c’est par eux que nous trouverons l’assassin du beau black.

-     Ca , ça va pas être chose aisée compte tenu de la période, commenta Rivette .

-     Tu voudrais me faire croire que les indics ont pris des vacances ? lui répondit Sivincci.

-     Loin de là ma pensée, Véeiff mais on est en pleine période calme et quand il ne se passe pas grand chose, les indics n’ont rien à raconter.

-     Paul ?

-     Cid la Cuisse est en poste. Il est plutôt du genre à ne jamais prendre de vacances. Ce vieux travelo est de mèche avec pas mal de putes qui officient sur les grands boulevards depuis que le Bois est fermé la nuit .

-     Si tu vas par là Véeiff, je peux essayer de contacter Olga pour voir si elle sait des choses. Au niveau des filles originaires  de l’Est, elle a  pratiquement tout sous contrôle  parce qu’elle les connaît toutes, rapport au fait qu’elle est à elle seule une sorte de centrale administrative qui les aide à s’installer et notamment   pour trouver un logement  .

-     Pas mal, Rivette . J’ai toujours pensé qu’avec un bon manager , on pourrait te motiver , plaisanta Sivincci.

-     Arrête tes vannes ! rétorqua Rivette puis il continua à l’attention d’Auchaland : La Cuisse,  question putes, il connaît plutôt les Blacks ou les Ruskoffs ? Parce que, compte tenu de la couleur de notre client, on a peut-être intérêt à chercher de suite parmi les filles à  la peau  couleur  d’ébène.

-     Peut-être  mais rien n’est moins sûr , répondit Auchaland. Ces gars-là , ils aiment par dessus tout chasser la blonde. C’est marrant mais allez donc savoir pourquoi dans tous les domaines ,l’homme a toujours apprécié ce qui est rare ? Donc les blacks aiment les blondes, les blonds aiment les brunes …    

-     Bon. Assez philosophé ! lança Sivincci. De mon côté , je vais voir si je peux tirer quelque chose du côté de la direction de la surveillance du territoire. Si c’est un espion qui a été liquidé, je dois pouvoir glaner des informations bien qu’ils ne soient pas habituellement très loquaces. Je vais aussi téléphoner à mes collègues de  la Brigade de Répression de la Prostitution pour savoir s’ils sont au courant de quelque chose .

-     Franchement, Véeiff, ça m’étonnerait fort que les gars de la BRP se mettent à la jouer collectif. Je suis convaincu qu’on ira plus vite en investiguant à fond du côté de La Cuisse et d’Olga.  

-     Je vais quand-même les contacter mais je partage ton avis, Paul… On se retrouve tous les trois ici dans une heure pour un premier briefing  , histoire de laisser à chacun le temps de passer ses coups de fil .

Une fois resté seul , Sivincci contacta par téléphone différents services de différents départements du ministère de l’Intérieur et des affaires étrangères et  aucun de ses interlocuteurs ne lui signala quelque chose de particulier. Ceci lui permit de conclure qu’il ne fallait pas investiguer plus longuement question Barbouzes ou fils de ministre africain. Restaient donc les pistes liées à la prostitution ou à la drogue, voire les deux. Il appela ensuite Bècherand de la Brigade de la Répression de la Prostitution et qu’il connaissait bien pour avoir mené plusieurs actions croisées avec lui. Il tomba sur un des collaborateurs du commandant qui lui déclara que Bècherand était absent pour le moment. Il prit les coordonnées de Sivincci et lui promit de passer le message à son chef.        

 A peine avait-il raccroché que la sonnerie de son téléphone fixe retentit . Il décrocha.

-     Sivincci ?

-     Lui-même.

-     Vermersch à l’appareil. Je vous appelle de l’institut médico-légal. Je suis dans le labo de Balembois qui a commencé l’autopsie du cadavre du Black retrouvé ce matin à Roissy.

-     Déjà, s’étonna Sivincci.

-     En cette période de vacances, La Balembe  a un peu moins de pain sur la planche, si je puis dire , et il a pu s’y mettre de suite . Il a retiré les balles et on a procédé à l’examen.

-     Et alors ?

-     Et alors , Auchaland avait raison quand il a dit à La Balembe qu’il était certain que l’arme utilisée était une mini Uzi . Les balles sont des Luger/Parabellum de 9 fois 19 mm, qui sont celles qui équipent les chargeurs des minis Uzis . J’ai minutieusement étudié les rainures parce qu’elles auraient pu être tirées par un MP-5 qui est la seule arme réellement  capable de concurrencer la mini Uzi et  parce que c’est une arme précise, de haute qualité technique, qu’elle accepte un silencieux et qu’elle possède un sélecteur de tir ambidextre , tout ça pour moins de trois kilos. Mais finalement,  je suis sûr de moi, on a bien affaire à une mini Uzi.

-     Bien, Vermersch.

-     Je n’ai pas entendu parce que La Balembe me criait dans les oreilles que l’ami Auchaland lui avait dit la même chose à propos d’une arme fabriquée par l’armurerie royale belge. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance car je persiste et signe.  Et je  répète donc : le tueur a bien tiré avec une mini Uzi. 

-     Si je peux me permettre Vermersch, on n’est pas bien avancé parce que la mini Uzi est l’arme qui a été adoptée par tous les services de police du monde ainsi que par pratiquement toutes  les unités d’ opérations spéciales et de sécurité et , par voie de conséquence , par presque tous les gangsters.

-     Exact. Mais enfin, compte tenu de la taille de l’arme et des qualités requises pour une bonne utilisation, je pense que quand vous employez le terme gangsters , avec la mini Uzi, il faut le circonscrire au grand banditisme.  Je ne vois pas deux petits marlous de quartiers se tirer dessus à coups de mini Uzi.

-     Vous avez raison ,admit Sivincci. Votre remarque est pertinente et me fait plutôt  pencher du côté d’ une affaire de drogue à grande échelle.

-     C’est vous qui voyez , reprit Vermersch. C’est votre boulot, mon cher ! Pour ma part, je vous rappellerai dès qu’on aura du nouveau à propos de l’identification de notre ami…Bon, je vous passe La Balembe qui est en mesure de vous fournir des indications sur l’heure du décès.

-     Oui , Sivincci ? …D’après mes premières observations et suite aux  estimations élaborées à partir  de la température de la dépouille  , je dirais que  le décès remonte à hier soir , entre 20 heures et 21 heures. Vous voulez que je vous décrive l’analyse du bol alimentaire ,

-     Pas la peine, je lirai votre rapport, conclut rapidement Sivincci .

 Il raccrocha, se leva et prit le temps de passer deux minutes devant sa fenêtre à contempler évasivement  les toits de Versailles puis les moineaux qui picoraient avidement  dans la cour du commissariat des miettes tombées des croissants ou des baguettes de pain rapportés par ceux qui avaient voulu assouvir un petit creux. Ensuite, il se versa un grand verre d’eau qu’il but lentement et avec la même application que celle  qu’il mettait à l’époque où il appréciait tout particulièrement certains vins mais totalement révolue désormais  .

Il appela Myriam. Après l’habituel «  Comment qu’c’est ? » utilisé chez les Ritalorrains en lieu et place de «  Comment ça va ? »  , il écouta sa réponse pleine d’entrain puis il lui dit qu’il avait fortement envie  d’aller au cinéma avec elle ce soir si elle était disponible. Elle accepta la proposition  et ils se donnèrent rendez-vous à Suresnes ,chez elle pour 19 heures. Ils choisiraient alors ensemble le film.

Il avait à peine raccroché qu’il vit arriver Rivette et Auchaland. Ils prirent chacun un siège et Sivincci commença :

-     Rien du côté affaires étrangères ou sécurité du territoire, ce qui écarte définitivement les pistes barbouzes et les éventuels coups fourrés diplomatiques . On abandonne donc  tout ce qui aurait pu avoir un lien avec la France-Afrique. Restent la drogue et la prostitution.

-     J’ai réussi à contacter Cid la Cuisse , dit Auchaland. Il va chercher à savoir s’il s’est passé quelque chose dernièrement dans le milieu parisien de la prostitution  .Il va aussi  laisser traîner ses écoutilles du côté de la drogue.

-     Olga m’a dit qu’elle aller se rencarder chez les filles pour essayer de glaner des infos. Quand j’ai évoqué un maquereau noir qui portait plutôt  beau , elle m’a de suite  dit qu’elle ne voyait que trois possibilités. J’ai noté les noms :

 1 : Mamadou Dialo dont le quartier général est à Montreuil et qui  gère un cheptel d’une centaine de prostituées d’origine africaine.

2 : Georges Antoine Boubacar , patron d’un bar à putes rue Cardinet dans le 17ème et qui est connu pour avoir beaucoup d’élégance, toujours tiré à quatre épingles et malin comme un singe.

 3 : Léopold Camara, un peu plus âgé et dont le territoire est plutôt dans le Val d’Oise , dans la zone située entre  Argenteuil, Cergy et le bout des Hauts de Seine , côté Gennevilliers .

-     Avec ça , on va aller vite , dit Sivincci.

-     Si on a bien affaire à un règlement de comptes entre maquereaux , objecta Auchaland.

-     Evidemment, continua Rivette.

-     Paul, demande à La Cuisse de vérifier de son côté ce qu’il pourra glaner sur les trois noms donnés par la dénommée Olga ! Comme il n’y a que trois noms, je propose qu’on se focalise sur cette piste , rapidement contrôlable. Si elle ne mène à rien , on abandonne la piste prostitution et on met le paquet sur la piste de la drogue.

-     Ca me paraît bien, approuva Rivette.

-     Je vais quand-même appeler les collègues des stups , histoire de voir avec eux s’il s’est passé quelque chose ces derniers temps dans le milieu. Mais après tout, on va peut-être trop vite .  Je vous rappelle qu’il y a à peine une heure , on avait conclu qu’il fallait tout simplement attendre les résultats de l’identification.   

-     On n’a que trois noms à contrôler. C’est pas ça qui va nous tuer , Véeiff, déclara Auchaland . De plus, suppose que La Balembe et Vermersch  mettent plus de temps que prévu pour identifier notre lascar !

-     Tiens, en parlant d’eux, ils m’ont appelé tout à l’heure et Vermersch m’a dit que t’avais vu juste pour le fusil mitrailleur utilisé… 20/20, t’avais raison, c’était bien une mini Uzi.

-     Un peu , mon neveu ! lança avec un brin de fierté Auchaland.

-     Calmos, et humilité , lui lança Sivincci. Avec la mini Uzi, t’avais au départ  80% de chances de viser juste, si je peux m’exprimer ainsi.

Auchaland sourit puis il proposa à Sivincci de passer à la  répartition des tâches. Ils convinrent rapidement que Rivette se chargerait de  Diallo, Auchaland de  Boubacar et quant à  Sivincci du dénommé  Camara. Auchaland devait également contacter de nouveau Cid La Cuisse. Après la synthèse de ce que chacun avait à accomplir , Rivette et Auchaland se levèrent pour regagner leur bureau quand la sonnerie du  portable d’Auchaland retentit. Il le prit dans la poche de son blouson et répondit  :

-     Lieutenant Auchaland, j’écoute…Ah, c’est toi Cyril, t’as du neuf ? …Pas mal, pas mal…Oui, c’est bien…T’as bien fait d’appeler . Maintenant , on est fixés. Je te rappelle en cas de besoin. Tchao.

Il remit son portable dans sa poche tout en s’adressant à ses deux collègues.

-     C’était La Cuisse. Il m’assurait que notre client , c’est bien  Georges Antoine Boubacar. Les filles qu’il  a  réussi à contacter et à faire bavasser un peu   lui ont confirmé que le bel Antoine Georges avait disparu depuis hier en fin d’après midi.       

-     Cid La Cuisse, il s’appelle Cyril ? demanda Rivette.

-     Tout à fait . Et  pour être encore  plus précis, son véritable patronyme, c’est  Cyril Rouvillard, bien connu des services des mœurs de la capitale…Travelo, camé, prostitué, j‘en passe et des meilleures  mais vachement sympa.

-     Bon, ben les gars, nous voilà fixés sur l’identité et la profession de notre ami, résuma Sivincci.

-     Oui, ça va nous permettre d’aller vite ! reprit Rivette.

-     Tout à fait, enchaîna Sivincci. Je vous donne 30 minutes pour que vous collationniez toutes les informations que vous pourrez recueillir sur Boubacar. Pas besoin d’être grand clerc pour se douter qu’il doit être fiché dans pas mal de nos services. Compte tenu de son secteur d’activité, il est sans doute préférable que vous commenciez par les mœurs.

-     OK, grand chef, lança Auchaland .Rendez-vous même endroit dans une demie heure.

Lechouvier arriva peu de temps après le départ des deux lieutenants. Le commissaire divisionnaire avait l’air détendu et en forme. Il commença par saluer Sivincci puis il embraya de suite sur le sujet qu’il avait en tête :

-     Sivincci, dites-moi, je viens d’avoir un coup de fil à propos de la prise d’otages d’Enghien . Nous avons droit aux félicitations du ministère, savez-vous.

Sivincci garda le silence. Il ne désirait pas revenir  sur cette affaire qui , de son propre avis , s’était soldée par un échec cuisant .

-     Effectivement, Sivincci , effectivement , je comprends tout à fait que le suicide de Lardillet vous ait quelque peu affecté mais vous ne pouviez effectivement rien tenter de plus pour empêcher la malheureuse conclusion de ce drame. D’après le GIGN , la proportion d’affaires de prise d’otages qui se terminent par mort d’homme est extrêmement forte. Ce type ne s’est pas suicidé à cause d’une éventuelle erreur de votre part ou d’un membre de votre équipe. Vous ne devez absolument pas vous mettre martel en tête et vous sentir coupable en quoi que ce soit !

-     Je ne me sens pas du tout coupable.

-     A la bonne heure ! A la bonne heure ! Je tiens tout particulièrement à ce que vous sachiez effectivement que personne , et je répète personne, ne vous tient rigueur de ce qu’il s’est passé.

Sivincci continua de garder le silence mais il ne put s’empêcher de penser que le comble aurait été que sa hiérarchie lui fasse le moindre reproche sur l’issue de cette affaire. Ce n’était tout de même pas à la police de porter la croix de la misère  du monde . Face au silence de son collaborateur, Lechouvier reprit :

-     Bref, Sivincci , je voulais effectivement vous assurer que vous conservez toute ma confiance... je dis bien, toute ma confiance.

Sivincci remercia sobrement  Lechouvier.

-     Ne pensez-vous pas que ce type d’affaire va se reproduire de plus en plus ?

-     Peut-être , peut-être mais ce n’est ni  à moi, ni à vous de vous poser ce genre de questions. Ce sont effectivement les politiques qui sont responsables de ces problèmes, pas nous…

-     Et nous , nous sommes au service des politiques, monsieur le divisionnaire. On fait croire à l’opinion publique  que nous sommes au service des citoyens mais en réalité , nous sommes au service des politiques. Ceux-la même qui nous foutent dans la merde !

-     Stop , Sivincci. Je ne peux continuer de   vous laisser vous égarer…  Allez… à midi, je vous invite à déjeuner chez votre ami Emile. Nous parlerons du  Tour de France et de choses plus ou moins futiles. Ah , quelquefois , l’insoutenable légèreté de l’être est effectivement salutaire .Cela nous changera effectivement les idées. Oxygénons-nous les neurones , mon cher ! Oxygénons-nous !

Sivincci accepta l’invitation de son supérieur et Lechouvier lui précisa qu’il passerait le prendre à midi et quart et qu’il se chargeait de demander à son assistante de téléphoner chez Emile, au Cintre, pour réserver. Sivincci lui fit simplement remarquer qu’il était inutile de réserver, surtout fin juillet et que de plus, au Cintre ,  la salle du fond n’était destinée qu’ aux membres du commissariat . Lechouvier conclut par un « parfait » qui devait montrer à Sivincci qu’il ne s’occuperait pas de la réservation puisqu’il avait parfaitement compris qu’elle était totalement inutile et il abandonna son collaborateur.

Le téléphone fixe de Sivincci sonna une nouvelle fois. Il décrocha et se présenta.

-     Balembois à l’appareil. On a l’identité du cadavre de Roissy…C’est un certain…

-     Boubacar, Georges Antoine Boubacar, pour être plus précis ,  le coupa Sivincci avec un malin plaisir.

-     Auchaland et vous , vous vous êtes achetés une boule de cristal ou quoi ! bougonna Balembois . Ou alors si vous avez décidé de nous mettre minables l’ami Vermersch et moi, va falloir apprendre à vous passer de nous tout le temps… comme ça , vous n’aurez pas de problème pour jouer les persos,  fulmina-t-il.

-     Pas du tout , reprit presque en s’excusant Sivincci pour amadouer le père Balemboche  dont la susceptibilité était de notoriété publique dans tout le commissariat.

Puis il lui expliqua comment Rivette , Auchaland et lui étaient parvenus à trouver l’identité du cadavre grâce aux indics et aux diverses informations qu’ils leur avaient fournies,  ce qui leur avait rapidement permis d’en déduire que le corps retrouvé à Roissy était celui de Georges Antoine  Boubacar  . Il  lui promit de le tenir au courant de la suite de l’enquête qui, selon ses estimations personnelles, allait être rondement menée puisque Boubacar était un souteneur bien connu des services de police. Balembois déclara à Sivincci qu’il continuait d’investiguer sur le cou de la victime que quelqu’un avait commencé de scier avec une  scie de boucher du type de celles qu’ il est possible de trouver dans les abattoirs ou les boucheries. Pour les doigts, Balembois confirma à Sivincci que les extrémités avaient été brûlées et il optait pour un petit chalumeau portatif.  Ensuite,  il évoqua le  costume qui  était de confection  mais tout de même  haut de gamme et Vermersch avait trouvé une étiquette indiquant « Made in Italy  »  à l’intérieur du pantalon et  comme il avait en réserve des échantillons de pratiquement tous les types de  textiles existants, il avait pu faire des comparaisons et il avait donné une référence de marque à Balembois qui ne parvenait plus à  s‘en souvenir.

-      C’est quelque chose comme Ermé…Ermé… Bon sang,  ces noms ritals, c’est le merdier , s’emporta-t-il.

Puis , soudain , il se ravisa puis reprit d’une voix douce :

-     Mille excuses, Sivincci…Je ne disais pas ça pour vous.

-     Naturellement, dit Sivincci. Mais sachez que pour moi, rital n’est pas perçu comme une insulte . C’est une acception qui me va tout à fait, surtout depuis que Cavanna a écrit un bouquin dont le titre est précisément  les Ritals.  C’est maintenant  dans le langage courant, un peu comme flic pour policier !  Voyez-vous pour ma part, c’est macaroni que je n’accepte pas. Tenez-vous le pour dit !

-     Parfait, répondit laconiquement  Balembois.   

-     Pour la marque du costume , je pense que Vermersch a dû vous dire Ermenegildo Zegna , ce qui , j’en conviens, n’est pas facile à retenir et à répéter.

Balembois confirma à Sivincci que Vermersch , qui avait quitté son laboratoire pour aller il ne savait où, avait bien  donné ce nom de marque. Sivincci promit à Balembois qu’il le  rappellerait  dès qu’il serait en mesure d’avoir de nouvelles  explications plus précises sur les circonstances du meurtre du souteneur et il raccrocha . Moins d’une seconde après, la sonnerie du  téléphone retentit à nouveau.

-       Paul à l’appareil . Ca va vite et on a déjà  glané pas mal de choses avec Rivette. Je te raconterai tout ça plus tard. Pour le moment , faut que Rivette et moi on file rue Cardinet  dans le 17ème . Direction le  bar qui appartenait à Boubacar…Histoire de faire parler quelques employées du grand bienfaiteur et  qui doivent être capables de nous conduire à  une piste.

-     Pas de problème Paul. N’hésitez pas à m’appeler sur mon portable ! Balemboche m’a donné la marque du costume de Boubacar . Maintenant qu’on a son identité , ça ne sert pas à grand chose.

-     Non, à rien du tout.

-     Ah , au fait, à midi, je déjeune avec La Chouve chez Emile.

-     Alors je peux t’affirmer sans la moindre hypocrisie  que je préfère de très loin  être à ma place qu’à la tienne. Bonne rigolade, effectivement, bonne rigolade ! Je te propose de te donner un premier compte rendu sur ton portable aux alentours d’une heure moins le quart . Ca te permettra d’échapper un peu à ses sentences moralisantes et pour tout dire complètement barbantes .

-     Bonne idée. Donc, j‘attends ton coup de fil.

Le commissaire divisionnaire Lechouvier passa prendre le commandant Sivincci à midi quinze. Ils descendirent les escaliers ensemble pour arriver dans la cour du commissariat puis sortir dans l’avenue de Paris qu’ils traversèrent pour déboucher juste  en face , au Cintre , le bar restaurant tenu par Emile. Lechouvier poussa la porte et pénétra le premier dans le bar et Emile le reconnut de suite .

-     Commissaire divisionnaire Lechouvier, ce n’est pas tous les jours que j’ai le plaisir de vous voir entrer dans ma modeste gargouille , lui dit-il.

Lechouvier lui serra la main et lui répondit :

-     Comme j’ai la chance d’habiter Versailles, non loin du commissariat d’ailleurs , j’ai effectivement le temps de rentrer chez moi assez fréquemment et de déjeuner avec mon épouse, ce qui , en région parisienne est un avantage incommensurable.

-     Je vous l’accorde , répondit Emile en serrant la main de Sivincci.

Puis il conduisit les deux hommes jusqu’à la porte saloon qui délimitait le côté clients du coin des habitués et au dessus de laquelle trônait l’immense agrandissement de la photo du patron en train de serrer la main du «  cannibale ». Lechouvier ne put s’empêcher de lire la dédicace : « A mon ami Emile » suivie de la signature : Eddy Merckx. Ils s’installèrent à la table habituelle des policiers. Emile leur annonça le menu :

-     Aujourd’hui , j’ai salade de tomates , lasagnes au four , camembert suivi d’un gratin de fruits rouges de saison . Ca ira ?

-     Parfait pour moi, approuva Lechouvier.

-      Quant à toi,  Véeiff, je sais que tant qu’il y a  des pâtes, t’es content.

Sivincci confirma d’un signe de tête.

-     Et question boissons, qu’est-ce que je vous mets ?

Puis, avant même que Lechouvier apporte une réponse , Emile reprit :

-     Attendez,  tout spécialement pour vous , commissaire Lechouvier , je propose un côte de Brouilly que je vais acheter directement  à Odenas et qui vaut largement le déplacement. De plus, ce qui est marrant, c’est que le vigneron, c’est une femme et je peux vous assurer qu’elle se débrouille plus que bien , la bougresse !

-     Vous avez toute ma confiance, Emile. Allons pour le côte de Brouilly !

Emile les laissa et revint pratiquement de suite avec une bouteille.

-     Je ne vous compterai qu’une demie bouteille , dit-il à Lechouvier mais vous pouvez en prendre autant que vous le souhaitez. Comme l’ami Véeiff ne boit pas la moindre goutte d’alcool   et que je n’ai plus de demie, c’est cadeau, offert par la maison .

Il déboucha la bouteille , examina méticuleusement le bouchon, le porta à son nez et hocha la tête pour montrer que tout était correct . Il servit un fond de verre à Lechouvier qui leva de suite son verre à hauteur d’yeux  en affirmant doctement que  la robe du vin était «  subliiime », puis il  huma longuement le contenu  en écarquillant les yeux. Enfin, il but le fond de verre et s’exclama :

-     Diable, Emile, mais c’est le petit Jésus en culotte de velours ! Fameux, mon ami, fameux !

-     Et encore , commissaire, attendez un peu qu’il ait pris le temps de respirer !   

Emile quitta la salle et Lechouvier commença :

-     Voyez-vous mon cher Sivincci, la question de fond ne consiste pas à savoir si vous êtes  responsable de quelque erreur , donc professionnellement fautif…Non, pas du tout. Aucun doute sur ces points…Et je vous le redis : vous avez effectivement toute ma confiance. La question est de savoir si vous êtes capable de continuer…Car vous êtes avant tout un officier de police et vous avez des responsabilités à assumer quotidiennement.  Avec ce que vous avez vécu ces derniers temps , il n’est pas certain que vous ayez actuellement les ressources nécessaires pour continuer.

Lechouvier vit Emile entrer et cessa de parler. Il fit silence tout le  temps que mit l’aubergiste pour  poser la corbeille à pain et pour revenir avec les assiettes contenant la salade de tomates. Une fois Emile parti, il reprit :

-     Je ne parle pas de ressources physiques mais plutôt mentales. Vous avez tué un homme …

-      Je vous rappelle simplement qu’il allait trucider Balin.

-     Certes mais vous  l’avez  tout de même tué et ce n’est pas chose banale…De plus, comme c’est vous-même qui avez évoqué Balin , permettez-moi de rebondir en vous rétorquant que ce dernier est mentalement  bien mal en point. Enfin, c’est vous  qui avez pris la décision de le garder dans votre équipe…Et dernièrement , il y a  eu  l’affaire de la prise d’otage d’Enghien qui s’est terminée par le suicide de Lardillet qui vous a effectivement affecté.  Ce que , du reste, je comprends tout à fait .

-     Je croyais que vous aviez eu les félicitations du ministère pour l’affaire Lardillet.

-     Effectivement mais je dois vous avouer que précisément,   c’est votre état psychologique qui m’inquiète tout particulièrement . Un peu de repos ne vous ferez pas de mal.

-     C’est étrange, lui fit remarquer Sivincci. Il n’y a pas plus tard que tout à l’heure , dans mon bureau , vous me disiez que je conservais  toute votre confiance 

-     Tout à fait , et je persiste et signe sur ce point . Mais un bon chef se doit de veiller au bien-être  de chacun des membres de son équipe. C’est pour cette raison que je me pose certaines questions à votre sujet.     

-     Vous vous faîtes bien du souci pour pas grand chose. Croyez-moi, quand j’ai perdu ma femme et ma fille, ce fut bien pire. Ca , ça  a été une véritable épreuve. Et je m’en suis remis.

Le portable de Sivincci sonna . Il le prit dans la poche de sa veste de cuir et il décrocha. Il écoutait sans parler tandis que Lechouvier l’observait. Sivincci dit très calmement et   simplement «  j’arrive » puis il raccrocha.

-     Le devoir m’appelle . Nous sommes sur une affaire de cadavre découvert à Roissy et il y a du neuf dans le 17ème arrondissement. Auchaland a besoin d’aide et il faut que j’y aille.

Sivinnci se leva avant même que Lechouvier ne puisse esquisser le moindre mot , se  dirigea vers la sortie et ne put s’empêcher de lancer un clin d’œil complice  à Emile quand il le croisa , les deux  assiettes de lasagnes à la main.

Auchaland avait donné l’adresse et le nom du bar à Sivincci. C’était « Le colibri » , situé 12 rue Cardinet dans le 17ème à Paris . En cette fin juillet , Sivincci trouva facilement à se garer dans la rue et frappa à la porte du 12 dont l’aspect extérieur ne montrait en rien que c’était un bar  . Pas d’enseigne, pas de logo, pas de vitrine, même pas le nom d’oiseau dont l’avait affublé son propriétaire  . Une tirette coulissa et il vit une paire d’yeux apparaître . Il dit simplement « Police » et sans même qu’il ait eu besoin de montrer sa carte officielle , la porte s’ouvrit . Ce qui le  frappa le plus quand il pénétra dans le bar après avoir descendu trois marches en suivant l’homme noir qui lui avait ouvert  , c’est l’épais nuage de fumée qui avait pris  la   totale possession de la pièce où pas un seul client n’était attablé. Il aperçut tout de même Rivette au milieu d’un petit  groupe d’hommes de couleur , debout , accoudé au bar. Auchaland était à l’autre bout du bar , entouré d’une dizaine de femmes habillées soit  en robes longues et moulantes, soit en shorts radicalement courts, soit en mini jupes.

 Il aborda de suite Rivette qui lui dit qu’il interrogeait les employés du bar : serveurs, videurs, et hommes de main qui tombaient tous de l’arbre car ils étaient loin de s’imaginer Boubacar mort puis il rejoignit Auchaland qui s’écarta du groupe et le prit à part.

-     Rivette et moi , on a pris les identités de la quinzaine de clients qui étaient présents quand on est arrivés. Pour la plupart,  des michetons qui sirotaient une boisson forte en matant une pseudo danseuse et en attendant le coup. Moitié blacks, moitié blancs. Je ferai faire une vérification de leur identité tout à l’heure , à l’usine … Tu vois , là, dans le coin gauche, dit il en montrant un endroit où  était aménagée  une petite scène avec en plein centre,  un pilier en métal brillant. Ben , quand on est arrivés avec Rivette, il y  avait  une jeune femme blanche qui s’accrochait au pilier  en string et  topless,   avec des longs  cheveux blonds qui lui arrivaient jusqu’au bas du dos  et qui se trémoussait langoureusement et sans même tenir compte du rythme imposé par la musique qui était assourdissante . J‘te raconte pas la tête de Rivette quand elle s’est mise à empoigner sensuellement ses deux seins  généreux tout en ondulant de la croupe et en faisant apparaître le bout de sa langue humide entre ses lèvres. Tout un programme ! Tiens , en parlant de programme , ici , c’est simple, un coup t’as une blanche et de préférence blonde , un coup , t’as une black. Et ça se termine toujours par un nu intégral… Pas de jaloux, y’en aura pour tout le monde ! Bref,  comme tu l’auras certainement deviné, c’est un bar à putes, empli de michetons et crois-moi, ça tourne , ça fait du chiffre…Tout ce bizeness appartenait à notre ami    Boubacar et  les filles qui étaient  autour de moi quand t’es arrivé , elles travaillaient toutes pour lui.

-     Boubacar le roi est mort mais il doit bien y avoir un dauphin, demanda Sivincci. Tout ça finalement , ça pourrait simplement être tout bonnement  une histoire de succession.

Auchaland ne répondit pas mais partit vers le groupe de femmes et s’en revint avec l’une d’elles.

-     Je te présente Aminata , dit-il à Sivincci . Elle est Sénégalaise .

-     Allons nous asseoir, proposa Sivincci. Un peu à l’écart, c’est plus commode pour discuter et il l’invita à passer devant. La robe fourreau qu’elle portait collait parfaitement à son corps et mettait en valeur ses formes presque parfaites . Avant qu’elle ne s’asseye , Sivincci admira son visage que ses cheveux coupés ras mettaient en valeur. Est-ce que c’est être raciste que de penser que les femmes noires , de par leur côté primaire et  originel sont bien souvent  plus belles que les blanches ? songea-t-il une seconde.

-     Alors Aminata , vous avez des choses intéressantes à nous raconter ?

Elle acquiesça d’un timide hochement de tête qui fit sourire Sivincci puis commença son récit en relatant son  parcours personnel. Classique et tout à fait banal, malheureusement. Auchaland et Sivincci auraient pu le faire à sa place. Néanmoins, ils la laissèrent parler jusqu’à ce qu’elle en arrive à Georges Antoine Boubacar . Elle avait appris sa disparition par Auchaland mais n’avait été nullement surprise car l’individu avait pas mal d’ennemis et beaucoup d’ambition, ce qui était logique pour un fils d’ancien ministre congolais et qui, de plus,  avait une maîtrise en sciences économiques. Elle leur précisa de suite que l’ambition de GAB , car c’est ainsi qu’il voulait qu’on l’appelle , n’était pas du tout d’ordre politique mais simplement une banale histoire d’affectation  de territoire. Elle leur expliqua que les souteneurs noirs avaient décidé de découper   Paris et la grande banlieue en trois zones : Paris Est plus le  Val de Marne , la Seine et Marne  et l’Essonne pour Diallo . Paris Ouest plus les Yvelines pour Boubacar et enfin ,  le Val d’Oise et les Hauts de Seine plus le Neuf-Trois pour Camara. Et tout marchait comme sur des roulettes… Chacun des trois avait un cheptel composé de blanches et de blacks et qui rapportait bien . Jusqu’à ce qu’arrive un petit mac du fin fond de Neuilly et qui   réussit à entourlouper Camara qui s’était fait rouler dans la farine comme un enfant de chœur. Le petit maquereau dit à qui veut l’entendre qu’il est prince parce qu’il descend d’une famille de Russes blancs qui ont échoué en France après la révolution bolchevique .  Il s’appelle Nicolas  Slobody et il est du genre petit gros mais pas trop gros  qui inspire confiance au premier abord. Le père Camara ne s’est pas méfié une seule seconde et Slobody en a profité pour te le  mistoufler en deux temps  trois mouvements à coups de discours et de promesses  jusqu’à ce qu’il arrive à prendre possession de tout le département des Hauts de Seine avec l’aide de deux vieux proxénètes corses sur le retour. Et ensuite, il a  voulu agir exactement de la même façon avec Paris Ouest qui doit certainement être la zone qui rapporte le plus.

-     Il est donc rentré directement en conflit avec Boubacar , résuma Auchaland.

-     Non, pas directement , répondit Aminata. Il a été beaucoup plus habile. Il a commencé par débaucher des filles pour qu’elles viennent travailler pour lui . Toujours sa bonne vieille méthode des promesses : il leur a dit que GAB les exploitait et qu’en revanche, avec lui, elles pourraient travailler plus pour gagner plus. Au début , GAB a laissé faire parce que ce n’est pas la main d’œuvre qui manque dans la profession , surtout en provenance d’Afrique noire mais au bout d’un moment, il s’est rendu compte que les autres  souteneurs  russes de la région parisienne  faisaient la même chose que Nicolas, c’est à dire qu’ils lui piquaient des filles, en l’occurrence les plus belles noires    et qu’il était pris entre deux feux, même s’ il avait de son côté recruté des Slaves pour élargir son offre , comme il disait.

-     Et qu’a-t-il fait alors ? demanda Sivincci.

-     Tout d’abord, il a demandé alliance à Diallo et Camara en leur expliquant que s’ils ne se mettaient pas ensemble au plus vite contre Nicolas, ils allaient disparaître tous les trois. Mais les deux autres ne l’ont pas écouté car Camara ne voulait pas reconnaître qu’il s’était fait avoir et Diallo était persuadé que la zone est de Paris n’intéressait pas du tout Nico. Ils ont donc refusé l’alliance .

-     Grossière erreur, commenta Auchaland.

-     Vous pouvez le dire, reprit Aminata. Parce que GAB ne pouvait pas affronter seul Nico et les Russes. Il lui fallait absolument trouver une stratégie habile . Dans un premier temps, il a envisagé de récupérer certaines filles qui l’avaient quitté pour rentrer dans le cheptel de Nico . Il y en avait immanquablement qui devaient être déçues par les promesses non tenues et qui  souhaitaient certainement revenir sous sa coupe.

-     Sauf qu’à mon avis le petit gros ne devait pas l’entendre de cette oreille, lança Auchaland .

-     Bien évidemment, dit Sivincci .

-     Non seulement , il ne s’est pas laissé faire mais en plus , il a voulu marquer le coup pour l’exemple et effrayer toutes celles qui auraient  eu envie de  le quitter, enchaîna Aminata. Vous vous doutez bien qu’il avait mis toutes les filles sous haute surveillance et la première qu’il a choppée , il lui a donné une leçon. C’était une petite Camerounaise , mignonne comme tout , qui se prénommait Mangaza et qui plaisait énormément à la clientèle étrangère, surtout aux  Allemands…Les hommes de main de Nico l’ont attrapée un soir juste quand elle venait de terminer une passe et l’ont ramenée à Neuilly, son quartier général. Là, il s’est lui-même chargé de la besogne pour montrer à toutes les filles de quoi il est capable : il lui a coupé un sein et lui a ensuite tailladé le visage en lui faisant une croix sur chaque joue- c’est ce qu’on appelle la marque des vaches -  puis il l’a chassée. Résultat, elle est défigurée et n’est plus bonne à rien. Quand elle est revenue parmi nous, GAB lui a donné de l’argent et lui a acheté un billet d’avion pour qu’elle rentre dans son village au Cameroun. Au moins, là-bas , elle devrait réussir à se débrouiller !

-     Et qu’a fait GAB ? demanda Auchaland.

-     A part déclarer ouvertement la guerre, il ne pouvait pas faire grand chose, répondit la belle Africaine. Dans le milieu , tout le monde avait les yeux rivés sur lui et attendait sa réaction.

-     Qui a été ?

-     Il a lancé une opération punitive sur le quartier général de Nico, commissaire,  rétorqua Aminata. Avec quelques hommes, il a  fait une descente éclair    dans le bar , avenue Achille Peretti à Neuilly  et ils ont tout cassé.

-     On n’a jamais entendu parler de cette affaire à l’usine , s’étonna Auchaland.

-     Bien sûr que non, lui répondit Sivincci. Tu ne crois tout de même pas que Nico a déposé une plainte !Ce genre de règlement de compte se fait sans que le police soit mise au courant. C’est très fréquent dans le milieu …Dites-moi, Aminata, cette descente, elle a eu lieu quand ?

-     Il y a trois jours , dans la nuit du mardi au mercredi.

-     Ca a dû sacrément énerver le petit sanguin !

-     Plus qu’un peu. En représailles, ses sbires ont débarqué en force , mitraillettes à la main,  dans un clandé du IVème arrondissement  qui appartient à GAB et ils ont tout mis sens dessus dessous , après avoir descendu un de ses hommes. Ensuite, ils ont tabassé une fille , une Hongroise à qui ils ont de plus reproché de travailler pour un Noir  et ils lui ont ordonné d’apporter un message à son patron.

-     Et le message en question, c’était l’arrêt de mort de Boubacar, suggéra Sivincci. Message oral, bien sûr !

Rivette les rejoignit.

-     J‘ai terminé les interrogatoires des quatre gugusses qui sont employés dans le boui-boui, dit-il à Sivincci. J’en ai pas tiré grand chose mais bon…

-     Parfait, répondit Sivincci. Je crois qu’on va aller maintenant  chercher du côté de chez ce Nico. Vous n’oubliez pas de préciser à tous ces messieurs dames qu’ils doivent rester à disposition éventuelle.

Il salua Aminata et regagna l’endroit où il avait garé son véhicule pour attendre Rivette et Auchaland qui arrivèrent quelques secondes plus tard.

-     Montez ! On n’a pas besoin de deux voitures. Paul, redonne-moi l’adresse !

Le bar de Nico avait pratiquement le même aspect que celui de Boubacar . Certainement le même type de clients également. Beaucoup de fumée , une musique forte et une fille noire  qui se trémoussait autour d’un pilier métallique devant les yeux plus ou moins avides d’hommes attablés seuls  face à un verre d’alcool fort . Le même style de filles et habillées comme celles du bar de Boubacar.

Après que chacun eut bien quadrillé des yeux  l’ensemble de la salle, les trois policiers se dirigèrent de suite vers le comptoir où Sivincci s’adressa à un serveur et lui demanda de les conduire jusqu’à Nicolas Slobody. L’homme, occupé à agiter un shaker, cessa ses gestes  en le fixant et lui répondit que son patron n’était pas présent car il faisait un jogging dans le bois de Boulogne. Il leur expliqua qu’il pratiquait assez régulièrement ce genre d’exercice et qu’il devrait être de retour dans une trentaine de minutes tout au plus. Il proposa aux trois hommes de prendre une table libre et leur suggéra une boisson sur «  le compte de la maison  ». Sivincci déclina l’offre et ordonna au barman d’appeler son patron sur son portable .

-     Impossible, commissaire, le jogging pour monsieur Nico, c’est sacré … alors , il ne prend pas de portable pour être sûr de ne pas être dérangé.

-     Soit, répondit Sivincci. Dans ce cas, nous reviendrons dans une demie heure.

Les trois policiers quittèrent la bar et dans la rue, ils se mirent en quête d’une sandwicherie car finalement aucun des trois n’avait mangé . Ils en trouvèrent facilement une dans une   rue perpendiculaire  et ils y passèrent une vingtaine de minutes en ingérant des paninis assez bons. Tout en mâchant, Auchaland ne  put s’empêcher de demander à Sivincci s’il pensait qu’une des raisons du succès qu’avait la petite Mangaza auprès des touristes allemands était que le Cameroun avait tout  d’abord été une colonie allemande avant de passer aux mains de la France après la victoire de la première guerre mondiale. Rivette s’étonna car il ne connaissait pas ce point historique  que Sivincci reprit simplement en disant que cela avait également concerné le Togo et que  c’était la triste époque où les Blancs issus de la grande Europe s’amusaient à «  je déclare la guerre »  et pouvaient découper le monde - surtout l’Afrique- et s’en distribuer des parts à droite et à gauche. Ils terminèrent par un café puis regagnèrent le bar de Slobody.

Le barman les reconnut de suite et , d’un signe de tête vers la droite, il leur  indiqua une porte sur laquelle on pouvait lire « PRIVE ». Sivincci , suivi de ses deux hommes , poussa la porte.

-     Entrez, messieurs , je vous attendais, leur annonça un homme debout derrière un assez grand bureau . Il n’était pas très grand, assez râblé et vêtu d’un élégant costume gris. Chemise blanche, cravate classieuse et grosse montre clinquante , nota Sivincci.

-     Prenez place, je vous en prie , continua-t-il en leur montrant d’une main tendue trois chaises en face du bureau. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?

-     Commandant Sivincci du commissariat de Versailles et  lieutenants Rivette et Auchaland , commença Sivincci. Monsieur Slobody, vous connaissez un certain Georges Antoine Boubacar ? Une sorte de collègue à vous, en quelque sorte ? 

-     Il est vrai que tout comme moi, il est propriétaire d’un bar .

-     D’un bar à putes, tout comme vous , pour être plus précis.

-     Qu’on ne vienne pas me dire qu’il est désormais illégal de vendre un peu d’alcool dans un endroit où dansent deux ou trois charmantes belles jeunes filles nues, s’emporta quelque peu Slobody.

-     Assurément, non, répondit calmement Sivincci. En revanche, liquider un concurrent en  l’assassinant purement et simplement  , ça , c’est illégal. Parce que monsieur Boubacar a été assassiné à coup de rafales de  pistolet mitrailleur hier  au soir.

-     Et en quoi suis-je concerné ?

-     Il semblerait que vous n’étiez pas en très bons termes tous les deux. Dans votre milieu, il se dit même que c’était la guerre entre vous .

-     Oui, c’est exact mais je relativiserais en restant dans le domaine strictement économique.

-     C’est à dire ?

-     C’est à dire que nous avions des visées divergentes  sur des territoires. Aussi, chacun de nous deux désirait s’étendre. C’est le  jeu de la concurrence , comme dans tous les domaines d’activité où règne une sorte d’économie libérale.

-     J’entends parfaitement mais selon nos informations , il y aurait déjà eu des échauffourées entre vous. Par exemple, il y a quelque temps , ses hommes et lui ont organisé une descente musclée dans votre bar, ici même , et y ont causé pas mal de dégâts. Il se dit également que cela ne vous a pas plu du tout et ensuite que vous lui auriez fait parvenir des menaces de mort.   

-     Mais vous êtes qui , vous,  monsieur, pour venir m’accuser sans preuve dans mon bar ?

-     La police , monsieur Slobody. Tout simplement la police. Vous êtes fiché à la BRP où on vous connaît tout particulièrement en tant que Nico le Mac et je vous demande de nous indiquer ce que vous faisiez hier soir entre 19  et 21 heures.

-     Mais je vais vous le dire, monsieur et pas plus tard que tout de suite. J’étais ici au bar et…

-     Et je parie qu’il y a au moins 15 personnes qui peuvent l’attester, le coupa ironiquement Sivincci.

-     Et ben oui…Et vous voulez que je vous donne des noms ?

-     Rivette, merci de noter les coordonnées des témoins de monsieur Slobody ! Tout cela ne va pas servir à grand chose vu que chacun de ces messieurs va nous jurer en prenant une voix de premier communiant que monsieur Slobody n’a pas quitté l’établissement avant au moins minuit hier soir.

Rivette sortit son calepin avec un flegme digne de celui  d’un bobby londonien  et il demanda à Slobody de lui dicter les noms. Sivincci aurait parié que son collaborateur  jouait volontairement à l’idiot, obligeant Slobody à répéter , à épeler.

-     Farrell, il y a bien deux r et deux l ?

-     Oui, c’est un nom  anglais, s’impatienta Slobody tout en levant les yeux au ciel.

Rivette parvint à faire durer cette petite comédie pendant encore trois bonnes minutes puis il indiqua d’un coup d’œil complice à Sivincci qu’il avait terminé.

-     Voilà  monsieur Slobody, nous allons prendre congé. Mille excuses pour le dérangement .

-     Je ne vous raccompagne pas, répondit rageusement Slobody .

-     Ne vous donnez pas ce mal ! Nous trouverons bien notre chemin seuls dans cet endroit de perdition, conclut ironiquement Sivincci .

Les trois hommes se levèrent et quittèrent la pièce pour directement entrer dans le bar où une belle femme noire avait commencé son numéro d’effeuilleuse sur la petite scène du fond.

-     Rivette, prends les coordonnées du barman parce qu’elles peuvent s’avérer utiles !

Rivette s’exécuta tandis qu’Auchaland déclarait à Sivincci :

-     M’inspire pas confiance , ce Slobody. T’as vu comment il se dandine tout le temps sur sa chaise et t’as vu les tics qu’il a. Il est tout le temps en train de hausser les épaules ou en train de bouger les mains. Peut pas rester tranquille une minute ! Il n’est pas clair.

-     C’est pas parce qu’il a quelque chose à cacher. C’est nerveux.

-     Et t’as vu son côté bling bling ? C’est du clinquant de merde !

-     Bling, bling, c’est drôle. C’est justement le terme employé par les rapeurs américains pour carrément se foutre de la gueule des maquereaux noirs  de Los Angeles avec leurs grosses chaînes en or , leurs grosses montres et tout ce qui est clinquant . Bien vu, Paul !  Allez,  Rivette , on  en a terminé, on sort !

Une fois dans la voiture, Auchaland lança :

-     Et maintenant, grand chef, qu’est-ce qu’on fait ?

-     On va à Roissy-en-France et on étudie de nouveau à fond l’endroit où a été découvert le corps de Georges Antoine Boubacar.

-     Mais pour quoi faire ? demanda Rivette .

-     Pour étudier de nouveau l’endroit , répéta simplement  Sivincci. Allez Paul , en route !

Auhaland démarra , rejoignit le périphérique Nord puis prit l’autoroute A1 pour finalement arriver à Roissy-en France assez rapidement. Sivincci lui ordonna de garer la voiture à une centaine de mètres de l’endroit où les éboueurs avaient découvert le corps. Un OPJ était toujours sur place pour surveiller l’espace identifié  par une bande de plastique rouge et  blanc tendue autour de piquets de bois qui avaient été plantés sommairement pour délimiter la zone à protéger. Les trois policiers échangèrent deux/trois mots conventionnels puis Sivincci souleva la bande rouge et blanche et ils pénétrèrent dans la zone.

-     Je voudrais qu’on examine les traces de pneus, dit posément Sivincci. Où était la benne à ordures quand vous êtes venus ce matin ?

Rivette et Auchaland indiquèrent à Sivincci l’endroit précis et ils identifièrent facilement les marques laissées par les larges  pneus du camion . Ils constatèrent également que la benne avait quitté la zone en marche arrière pour ne pas endommager la zone, ce qui était logique.

-     Bon maintenant, on doit trouver des marques laissées par une grosse  berline, du genre grosse Mercedes ou BMW. Parce qu’on pourra dire tout ce qu’on veut mais c’est certainement pas  en matière de véhicules que les maquereaux ou les dealers d’ailleurs font preuve de beaucoup d’imagination. Vous pourrez vérifier mais ils ont pratiquement toujours des grosses bagnoles de marque Mercedes ou BM. Allez , on cherche !

-     T’as une idée de derrière les fagots, Véeiff ? Qu’est-ce que tu nous mijotes ? demanda Auchaland tout en examinant l’aspect du terrain .

-     Oui, c’est pas bien clair, tout ça, renchérit Rivette en fixant son chef droit dans les yeux.

-     Cool, les gars. Venez par ici ! On va trouver les traces de pneus de la voiture  du type qui a amené le cadavre jusqu’ici et on va demander à Vermersch d’en faire un moulage . Ensuite, on va interroger la préfecture pour savoir quelle voiture possède monsieur Slobody et Vermersch fera aussi un moulage à partir des pneus de la bagnole de Slobody . Enfin, Vermersch va examiner scientifiquement  les différents moulages et si, par chance, la comparaison des   moulages montre que le cadavre a été déposé par des individus qui étaient dans la voiture de Slobody, on en a assez pour qu’un juge nous autorise une  garde à vue. Et comme notre ami Nico le Mac est plutôt du style nerveux sanguin, on peut espérer le faire craquer.

-     Pas con ,grand chef , lança Auchaland.

-     Alors , on cherche et quand on aura trouvé, on contactera  Vermersch pour qu’il rapplique avec sa trousse à outils. En attendant Paul, appelle la préfecture des Hauts de Seine pour qu’ils te donnent la marque, le modèle et  le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture de notre ami.

Environ dix minutes plus tard Rivette alerta son supérieur pour lui demander de le rejoindre. Il lui indiqua alors deux traces parfaitement parallèles qui pouvaient avoir été laissées par les pneus d’une voiture de type grosse berline. Sivincci confirma alors à Rivette  que c’était sûrement ce qu’ils cherchaient et il lui demanda de joindre Vermersch par téléphone pour qu’il rapplique fissa.

-     Y’a plus qu’à attendre , dit alors Sivincci. Paul, des nouvelles du côté de la préfecture ?

-     Ca va venir,  ça va venir , je ne change pas de main... Encore un petit peu de patience.

Les trois hommes s’en allèrent parler avec l’OPJ et, au cours de la discussion,  Sivinnci en profita pour s’éloigner et se mettre à l’écart. Il prit son portable.

-     Allo, Myriam, c’est moi. Je vais avoir besoin que tu me donnes un petit coup de pouce.

-     On avait dit qu’on ne mélangerait pas les genres .

-     Je sais .

-     Et alors ?

-     Et alors , là je suis sur une affaire où un enfoiré de salopard de souteneur nargue tout le monde et  se croit au dessus des lois et je veux le faire tomber.

-     Tu t’occupes de ce genre d’affaires ? C’est plutôt du domaine de la BRP.

-     Sauf qu’il a dézingué un type.

-     Et qu’est-ce que tu veux ?

-     Une petite garde à vue.

-     T’as un dossier qui tient la route ?

-     Je vais avoir tout au plus une présomption de preuve. C’est mince. Aussi épais qu’une feuille de papier à cigarette, à vrai dire.

-     Bon, dès que tu as les éléments , tu m’appelles et je verrai.

-     Je t’embrasse. Ca marche toujours pour le cinoche , ce soir ?

-     Bien évidemment

Il raccrocha et s’en retourna rejoindre Auchaland, Rivette et l’OPJ et il participa à la discussion ou plutôt écouta d’une oreille plus ou moins attentive l’OPJ parler du match de coupe d’Europe de foot que la France avait remporté contre l’Italie suite à un but d’anthologie de Trézéguet. Les échanges entre Rivette et l’OPJ continuaient et Auchaland les coupaient quelquefois par ses propres commentaires du genre «  oui, mais faudrait pas oublier que Pires a fait un sacré centre sur le coup » que les deux autres approuvaient    puis il vit  arriver Vermersch au volant de sa voiture. Il attendit qu’il sorte de l’habitacle puis qu’il prenne sa trousse dans le coffre  et il  lui expliqua ce qu’il souhaitait. L’expert acquiesça et Sivincci héla Auchaland et Rivette .

-     On va laisser Vermersch exercer tranquillement  ses talents et il me contactera dès qu’il pourra nous montrer les résultats de  son moulage. Allez, on retourne à l’usine.

Sur l’autoroute , au niveau du stade de France, le portable d’Auchaland sonna .

-      Bon sang de bon soir, juste quand je suis en train de conduire ! grogna-t-il

-     Décroche !  lui dit Sivincci , je te parie que c’est  la préfecture.

Auchaland prit son portable dans la poche de sa veste et ouvrit le clapet.

-     Auchaland à l’appareil ! Ouais , merci de me rappeler, mon pote . Non, je ne peux pas noter…je suis au volant mais j’ai un collègue qui va le faire. Bon, je collationne 789 EZW 92, véhicule gris de marque Mercedes, type  300, c’est bien ça,  OK ?. Rivette, c’est bon t’as noté ? Sympa Jean-Jacques, j’te revaudrai ça un de ces quatre. Allez, porte-toi bien !

-     C’est bon , tout ça , ça avance , reprit Sivincci tandis qu’Auchaland remettait son portable dans la poche de sa veste . On va le coincer,  le petit gros... Si ça se trouve, sa caisse , il l’a garée pas loin de son bar à putes. On retourne pour vérifier des fois que… et une fois sur place, on appelle Vermersch pour qu’il rapplique faire un moulage. Direction Neuilly, rue Achille Peretti ordonna Sivincci à Auchaland. Et fissa, s’il te plaît !

-     Je mets le gyro ? demanda Auchaland qui adorait conduire avec  la petite boule bleue fixée sur le toit de la voiture.

-     J’espère qu’un jour tu finiras par grandir et que tu cesseras tes gamineries style Starski et Hutch , lui lança Rivette.

-     Mets-le si ça te fait plaisir, lui dit Sivincci.

Auchaland ne se fit pas prier et il accéléra tout en posant le gyrophare sur le toit de la Laguna.

-     Gare à toi, gros Nico, cria-t-il . Dans moins de 10 minutes , on est planté devant ta caisse .

Mais Auchaland ne put mettre en œuvre sa menace car la voiture n’était pas dans les parages, rue Achille Peretti à Neuilly. Les trois policiers firent trois fois le tour du quartier mais sans apercevoir la Mercedes.

-     On rentre à l’usine, dit Sivincci . Rivette , demain matin, à 8 heures , tu te mets en  planque devant le bar dans une camionnette . Je vais demander à Vermersch de te détacher un expert pour qu’il t’accompagne et dès que tu sens que la voie est dégagée et que c’est largement possible , tu l’envoies faire un moulage des 4 pneus.  Le mieux , c’est que t’attendes que Nico  parte faire son jogging habituel  avec ses acolytes. Je parie qu’il y va en voiture et que vous serez peinards pendant qu’il courra . Dès que vous avez les moulages, tu m’appelles.

-     OK, patron, répondit Rivette , toujours aussi imperturbable.

-     Paul , tu t’arrêtes chez Emile. Je vous offre un pot.

-     Pas de refus, dit Rivette. Il fait soif.

Emile était devant la vitrine de son café , sur le trottoir , avenue de Paris et parlait en s’accompagnant de larges gestes avec  un petit monsieur qui tenait un caniche en laisse.

-     Te revoilà, lança-t-il à l’adresse de Sivincci. T’as filé comme un voleur tout à l’heure en me laissant tout seul avec le triste sire . Parce qu’il faut se le coltiner , le lascar. ! Chiant comme la mort un jour de pluie… Je vous plains avec un patron pareil. Remarquez , une fois qu’il a  eu fini la boutanche de côte de  Brouilly, il s’est dégelé un peu mais sinon qu’est-ce qu’il est gonflant !

-     C’est rien de le dire , reprit Rivette .

-     Rentrez, j’arrive  de suite , leur dit Emile. Je termine avec monsieur. Je n’en ai que pour une petite minute .

Les quatre indélogeables et  habituels joueurs de belote saluèrent furtivement les trois policiers qui vinrent se ranger devant le zinc en attendant Emile qui ne fut pas long à passer derrière le comptoir et à leur demander ce qu’ils désiraient. Sivincci commanda deux demi et un Perrier citron.

-     Au début, il tirait la gueule parce que tu l’avais laissé en plan puis il a commencé à manger et à picoler et j’ai senti qu’il s’amadouait. Je lui ai fait la conversation , histoire qu’il soit pas trop énervé mais faut dire qu’il est lourd, raconta Emile. A la fin du repas, je lui ai servi un café accompagné d’un verre de mirabelle. Il l’a descendu comme si c’était de la flotte . Cul sec ! Et il m’a dit qu’il n’en avait jamais bu d’aussi délicieuse . Il a payé et il est parti. Marchait pas tout à fait droit mais ça allait. Je pense qu’il doit faire une petite sieste dans son bureau à c’t’heure.

-     Bien joué, Emile le félicita Sivincci . T’es mon sauveur.

Il ne put continuer de remercier le patron du café restaurant car il fut interrompu par la sonnerie de son téléphone portable. Il sortit sur le trottoir. Deux minutes plus tard, il était de retour.

-     Vermersch en a terminé avec les moulages. La première chose qu’il doit faire , c’est de vérifier que les pneus sont bien du calibre de ceux qui équipent une Mercedes 300.  Je lui ai expliqué ce que Rivette allait faire demain et il m’a donné son accord pour qu’un de ses assistants t’accompagne, Rivette. Il s’appelle Vaugrand et vous avez rendez-vous demain à 8 heures moins 5 dans la cour du commissariat.

-     C’est noté, répondit Rivette.

Ils terminèrent paisiblement leurs boissons , pratiquement sans mot dire , en silence , pendant que le calme après-midi ensoleillé  de juillet s’écoulait. Même Emile, d’habitude si loquace gardait le silence et dans tout le bar, seuls les emportements accompagnés de commentaires de la part  des  quatre joueurs de cartes apportaient sporadiquement un peu d’animation . La sonnerie du portable de Sivincci rompit le silence et il décrocha . Il écoutait et Auchaland le voyait hocher la tête de temps à autres  puis il conclut par « Parfait, merci » et raccrocha.

-     C’était encore Vermersch. Il a vérifié dans les notices éditées par le constructeur allemand et les empreintes laissées par le véhicule près de la scène de crime de Roissy sont bien celles de pneus de type 205 65 ZR 15 et figurez-vous que ce sont justement ces pneus qui équipent la Mercedes 300.

-     On avance , commenta Rivette.    

Sivincci consulta sa montre et  annonça qu’il allait regagner son bureau . Il demanda à Auchaland de rentrer la Laguna et dit qu’il préférait aller au commissariat à pied . Rivette accompagna Auchaland. Sivincci, assez nerveux , continua d’instruire un dossier administratif puis, sur le coup de 18 heures , décida de rentrer à Suresnes , chez Myriam.

Elle l’attendait . Il déposa un baiser affectueux sur sa joue mais constata qu’elle n’était pas des plus accueillantes. Il ne dit rien.

-     On  avait bien dit  qu’on ne mélangerait pas les genres , lui répéta-t-elle. Je ne voudrais pas avoir l’impression que tu m’utilises.

-     Si on n’était pas ensemble, tous les deux, est-ce que tu penses que je t’aurais demandé la même chose ?

-     Oui, mais tu aurais mis un peu plus de forme dans ta demande. Et est-ce que tu penses que j’aurais accepté ta demande ?

-     Oui, parce qu’un petit mac merdeux qui tabasse et mutile de pauvres filles , c’est le genre de trucs qui te met hors de toi.

-     Exact mais tu ne  vas pas aller bien loin avec ta présomption de preuve .

-      Je sais mais je suis sûr qu’il a descendu ou fait descendre un autre souteneur qui d’ailleurs  ne valait pas mieux que lui mais qui mérite tout de même que la police retrouve celui qui l’a assassiné . De plus, il me débecte . Il correspond tout à fait à l’image caricaturale que tu peux te faire de ce genre de type. Il est persuadé que le monde lui appartient et que , par conséquent, il a le droit de faire tout  ce qu’il veut.

-      Comme il a certainement largement  de quoi se payer un bon avocat , au bout de 24 heures maximum,  tu vas être obligé de le relâcher.

-     Certes,  mais ce sera toujours ça de pris. Et on pourra peut-être faire prolonger la durée avec l’autorisation du procureur  si on trouve un truc en plus…Tu as choisi pour le ciné ?

-     Les monstres de Dino Risi, ça te dit ?

-     Evidemment ! J ’ai dû le voir il y a bien longtemps dans un ciné club à la fac à Nancy  . Gassman et Tognazzi , ça reste du très  grand et en plus , à l’époque où le cinéma italien  était très grand.

-     Alors ,  on va dîner en amoureux et à 7 heures et demie,  en route pour le Mac Mahon.

Après une agréable nuit , Sivincci était présent au commissariat le lendemain matin  dès 6 heures 30. Il continua de travailler sur son dossier et fut interrompu par Auchaland qui lui proposa un café. Sivincci consulta sa montre. Il était 7 heures 30 et il répondit qu’il préférait attendre un peu car Rivette allait arriver et ils pourraient prendre un café tous les trois. Auchaland acquiesça et retourna attendre son collègue dans son bureau. A peine dix minutes plus tard , il tapait au chambranle de la porte du bureau de son supérieur , accompagné de Rivette.

Les trois hommes allèrent jusqu’à la salle  où trône la machine à café. C’est Auchaland qui se chargea de sélectionner sur le programmateur les trois cafés et de servir les gobelets fumants  à ses collègues tandis que Sivincci briefait une dernière fois  Rivette.

-     J’y vais , lança Rivette après avoir déclaré à Sivincci que pour lui tout était parfaitement clair. Vaugrand doit déjà être en train de m’attendre dans la cour. Je te tiens au courant avec mon portable.

-     Pas de problème , je suis dans mon bureau toute la matinée, répondit Sivincci. Paul, on mange chez Emile à midi ?

Auchaland acquiesça et accompagna Sivincci jusqu’à son bureau. A 13 heures  pile, il revint le chercher pour aller jusqu’au Cintre et alors que les deux hommes savouraient une platée de rognons de porcs à la sauce au vin et accompagnés de succulentes pommes de terre cuites à l’eau, le portable de Sivincci sonna et il décrocha. Il ne dit pratiquement rien puis il conclut en disant à Rivette- car c’était Rivette- de venir les rejoindre au café restaurant de l’avenue de Paris.

Quinze minutes plus tard , Auchaland et Sivincci virent Rivette pousser la porte saloon et entrer dans l’arrière salle du restaurant d’Emile. Il était suivi par un homme grand et sec , pratiquement chauve mais à peine âgé de 35 ans tout au plus estima Sivincci.

-     Je vous présente Fabrice Vaugrand, annonça Rivette, assistant de Vermersch et qui a pris les moulages des 4 pneus de la Merco de notre ami.

Rivette raconta à son chef et à son collègue le déroulement de la matinée. Vaugrand et lui étaient restés en planque à proximité du bar de Slobody   dans la camionnette maquillée et qui était adaptée aux observations . Ils l’avaient vu rentrer vers 9 heures et il n’en était ressorti accompagné de deux hommes que vers midi. Les trois hommes étaient en tenues de joggers.

-     Vous les auriez vus tous les trois avec leurs tee-shirts New-York Police Departement ! A croire qu’ils les avaient enfilés tout spécialement pour nous !

-     T’as les signalements des deux gars qui accompagnaient Nico ?

-     Assurément, patron. J’ai tout noté . Ce ne sera pas difficile pour les identifier. Il y avait un type qui a apparemment le même age que lui, un peu plus grand et un peu plus maigre et le deuxième était largement plus jeune , beaucoup plus costaud. Je pense que c’est un porte flingues qui assure sa protection. Bref, on a changé fissa et discrètement  de véhicule parce que pour les filatures, la camionnette est trop voyante et on les a suivis jusqu’au Bois de Boulogne. Ils se sont garés à la grande cascade et ils sont partis direction le tour de l’hippodrome de Longchamp, ce qui nous largement laissé le temps de prendre les 4 moulages.

-     On vous a commandé la même chose que nous , c’est à dire rognons de porc , sauce au vin.

-     Ca ira , opina Rivette. Vaugrand est lui même coureur à pied et quand  il a vu  Slobody courir , il m’a dit qu’il n’avait pas du tout le style. Hein, Fabrice ? 

-     Tout à fait. Avec ses deux grosses cuisses qui se touchent , il n’est pas fait pour la course à pied, d’ailleurs sa foulée est lourde. Il n’a pas beaucoup d’aptitudes et on ne fait pas d’un cheval de labour un cheval de course.

-     Même pour la course à pied , il est bling bling, commenta Auchaland.

-     Ce qui compte pour lui, c’est de mettre son maillot NYPD et de frimer, rajouta Rivette.

-     On s’en fout, conclut Sivincci tandis qu’Emile apportait les assiettes fumantes de Rivette et de Vaugrand . On  attend que Vermersch nous fournisse les conclusions de ses comparaisons de moulages et si c’est positif, le juge signe l’autorisation de garde à vue et on va se le travailler au corps. On vous attend pour le dessert, on se prend un petit café après et c’est Vermersch qui fera le reste.

Vermersch appela Sivincci à 17 heures 50. Il lui confirma que les empreintes relevées près de la scène de crime à Roissy-en France étaient identiques à celles des moulages des deux pneus avant du véhicule appartenant à Nicolas Slobody. Sivincci esquissa un petit sourire puis il appela Myriam pour la garde à vue. Elle lui dit qu’elle lui ferait porter la commission rogatoire au commissariat  une fois qu’elle l’aurait signée et lui demanda de patienter une vingtaine de minutes . Elle ajouta qu’elle allait tenter d’obtenir une prolongation quasi immédiate de la durée de la garde à vue  de la part du procureur pour proxénétisme et association de malfaiteurs. Ceci empêcherait Slobody de faire appel à son avocat avant sa 30ème heure de détention . Sivincci la remercia et lui annonça d’un ton peiné qu’avec cette affaire, il ne serait pas libre ce soir  puis il  appela Auchaland et Rivette pour qu’ils descendent le rejoindre dans son bureau . Il leur expliqua alors ce qu’il venait d’obtenir du juge et leur dit qu’il attendait qu’on lui apporte la commission rogatoire  et qu’une fois en sa possession , il la leur remettrait afin qu’ils aillent   à Neuilly embarquer Nicolas Slobody. Auchaland appela Pallion  pour qu’il fasse préparer un véhicule  et après avoir récupéré le document permettant la mise en garde à vue, Rivette et lui foncèrent jusqu’à Neuilly.

Environ une heure plus tard , Sivincci vit arriver un Nicolas Slobody encadré par ses deux collaborateurs et plus que passablement énervé , irrité et hurlant en prétendant qu’embastiller d’honorables citoyens sans preuves, c’était ni plus ni moins que le début du fascisme. Sivincci lui rétorqua qu’il devait en parler au ministre de l’intérieur et peut-être même au garde des sceaux  s’il avait l’intention d’évoquer ce point au niveau sociétal mais que pour le moment la police était en possession de suffisamment de preuves pour le mettre en garde à vue. Il lui ordonna donc de s’asseoir , de se calmer , de se taire et d’écouter. Il lui fit lecture de ses droits et lui expliqua qu’il ne pourrait contacter son avocat avant la 30ème heure. Slobody frappa du poing sur la table. Sivincci le fixa calmement , droit dans les yeux.

-     Nico, ça ne  sert à rien de jouer aux enfants gâtés et de faire une grosse colère .

-     Casse-toi, pauvre con !

-     Je ne vais pas me casser parce qu’ici le patron de la cagna , c’est moi. De plus, il est totalement inutile  d’être grossier et vulgaire et de parler comme la première racaille venue  . N’oubliez pas que vous venez de Neuilly, tout de même !On ne parle pas comme cela dans ces coins. 

Puis Sivincci ouvrit le classeur qui contenait le dossier Boubacar . Slobody éclata de rire quand il reconnut  la photo de son ancien concurrent et répéta qu’il avait un alibi en béton car plus de dix personnes pouvaient jurer qu’au moment du décès de Boubacar , il était  dans son bar. Sivincci ne releva pas et c’est Auchaland qui prit le relais , enchaînant sur les empreintes laissées par les pneus et la concordance prouvée par la comparaison des moulages. Il y avait eu les menaces de mort et maintenant , la police était certaine que le corps de Boubacar avait été transporté dans sa voiture avant d’être déposé à Roissy. Slobody objecta en déclarant qu’il n’avait jamais proféré de menaces à l’encontre du souteneur congolais et que cela devait être prouvé . Ensuite, il ne nia pas le fait que c’était bien les empreintes laissées par les pneus de sa Mercedes mais quelqu’un de malfaisant avait très bien pu emprunter le véhicule pour faire retomber le crime sur lui. Les trois  policiers travaillèrent au corps Slobody toute la nuit mais sans provoquer la moindre brèche dans son système de défense . Au petit matin, Sivincci demanda qu’on conduise le détenu dans une cellule.

-     On va se prendre un café ? demanda Rivette.

-     Je propose qu’on commande trois petits déjs chez Emile.  

-     Pas de problème répondit Rivette.

-     Il est inébranlable, l’enfoiré, dit Auchaland.

-     Il a parfaitement bien compris qu’on n’a pas grand chose, commenta Sivincci. On le garde au frais jusqu’à cinq heures ce soir et on le relâche. La prison , c’est bon pour soigner  son ego démesuré. Ca ne peut que lui faire du bien !.

-     Putain, il va s’en tirer comme qui rigole, reprit Auchaland. C’est pas croyable.

-     Si , Paul et tu te calmes… Allez, on attend les petits déjeuners et ensuite ,  chacun vaque normalement à ses occupations habituelles et à 16 heures trente , réunion dans mon bureau pour le grand oral qu’on lui fait passer avant de le remettre en liberté, histoire de l’emmerder un peu  . On déjeune chez Emile à midi ?

-     Si tu veux , répondit Rivette.

-     J’en suis aussi, reprit Aucahaland. Mais il y a des jours où je me dis qu’il n’y a pas de justice.

Une fois les petits déjeuners pris dans la salle de réunion  , chacun regagna son bureau puis pendant la matinée, Sivincci étudia une fois de plus le dossier Slobody , estimant malheureusement  plus qu’il ne possèdait pas beaucoup d’éléments qui pèseraient face aux témoignages de tous ceux qui étaient au bar et qui jureraient devant tous les saints que Slobody était présent avec eux. Avec un tel alibi, difficile de lui mettre le meurtre de Boubacar sur le dos. Résigné, il fermait le dossier quand il vit arriver Lechouvier qui entra précipitamment dans son bureau.

-     Je n’ai pas beaucoup apprécié la façon quelque peu précipitée  dont vous avez mis fin à notre discussion d’hier à midi, dit-il.

-     C’est que le devoir m’appelait.

-     Il ne serait effectivement  pas impossible que votre ami Auchaland et vous ayez mis au point ce petit stratagème pour que vous puissiez filer à l’anglaise et me laisser en plan, tout seul. Ce qui, effectivement vous évitait d’aborder un sujet gênant , à savoir , une éventuelle période de récupération afin de vous refaire une santé après tout ce que vous avez enduré ces derniers temps.

-     Je n’ai pas besoin de récupérer .

-     C’est ce que nous verrons  , lâcha Lechouvier en sortant .

Cette entrée /sortie digne du plus mauvais des spectacles de vaudeville n’affecta nullement Sivincci qui continua calmement à instruire ses dossiers jusqu’à la fin de la matinée, c’est à dire jusqu’à ce que Rivette et Auchaland passent le prendre pour aller déjeuner chez Emile, au Cintre. Après le repas , ils regagnèrent le commissariat .

La sonnerie du téléphone fixe  du bureau de Sivincci sonna. Il décrocha.

-     Lechouvier à l’appareil. Je viens d’avoir au téléphone le conseiller du ministre et vous êtes cité pour attitude courageuse lors de l’affaire de la prise d’otages d’Enghien. Au ministère, ils estiment que, même si l’affaire s’est soldée par le suicide de Lardillet , vous avez fait preuve de courage et d’éthique face à la situation qui était effectivement des plus complexes. Le capitaine du GIGN qui était sur place avec vous , un certain Malestroit m’a-t-il dit, a fait un rapport des plus élogieux sur vous.   En conséquence, on m’a demandé de vous adresser les plus vives félicitations au nom du ministre . Félicitations Sivincci, je suis fier d’avoir un homme tel que vous sous mes ordres.

Sivincci ne dit mot , attendant patiemment que son supérieur raccroche. Ensuite , il expira longuement puis il songea : «  connard  et non seulement t’es qu’un connard mais en plus tu es un laquais…un connard laquais, comme dirait Auchaland avec ses jeux de mots alambiqués ». Il sourit en se disant que s’il avait véritablement eu des couilles , il aurait DIT cela à Lechouvier  au lieu de simplement le penser. Mais bon…

Il continua son travail habituel jusqu’à 16 heures 30, heure à laquelle ,Rivette et Auchaland le rejoignirent dans son bureau. Ils préparèrent tous les trois l’interrogatoire de Slobody dit Nico le mac et le firent amener dans le bureau de Sivincci. Ils le travaillèrent au corps pendant plus d’une heure mais tout ceci s’avéra inutile et , la mort dans l’âme , Sivincci prit la décision de relâcher le souteneur.

-     Je vous prie de croire que je ne suis pas prêt d’oublier tout cela, pesta Slobody en quittant le commissariat…Vous allez avoir de mes nouvelles…Il ne serait même pas impossible que vous soyez déplacé en province , si vous voyez ce que je veux dire , car croyez-moi, j’ai le bras long , monsieur !

 Les mois passèrent et l’affaire Boubacar fut classée sans suite . Sivincci apprit par la BRP que Diallo avait repris le bar de la rue Cardinet mais  que Slobody s’était octroyé une partie du territoire initial de Boubacar. Une sorte de gentlemen’s agreement en quelque sorte, histoire de sceller une paix des braves. Finalement chacun semblait avoir trouvé son compte depuis la disparition de Boubacar.

 Puis , un matin de la fin de l’automne, il reçut un appel du lieutenant Renard du quai des Orfèvres qui lui annonça que Slobody et deux de ses acolytes avaient péri dans l’explosion de sa voiture sur le parking de la grande cascade au Bois de Boulogne . Il pensait à un attentat et supposait que quelqu’un avait posé une mini bombe sous le châssis pendant que les trois hommes pratiquaient leur habituelle séance de jogging autour de l’hippodrome de Longchamp.  Comme il savait que Sivincci avait mené l’enquête sur le meurtre de Boubacar, il l’avait appelé pour connaître son opinion et savoir s’il songeait à un éventuel suspect. Sivincci répondit au lieutenant Renard qu’il fallait qu’il aille chercher du côté de chez Diallo ou de Camarra en lui décrivant  les relations  plutôt conflictuelles qui existaient entre les quatre hommes   mais il lui précisa également  que la tâche s’annonçait rude car il allait avoir beaucoup de mal pour constituer des preuves et surtout démolir les alibis en béton que les deux souteneurs africains avaient certainement dû se fabriquer. Il salua Renard et le quitta en lui confirmant qu’il restait à sa disposition pour tout renseignement complémentaire et ensuite, il appela Auchaland  pour  lui résumer l’appel qu’il venait d’avoir puis termina en lançant  à son collaborateur une sentence quasi biblique : « Tu vois , il existe bien une justice immanente » .

 

 

 

On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.

 Dans mon pays on remercie.

                         

                               

                        

  René CHAR  Les matinaux.

 

 

 

 

 Cette nouvelle écrite par un certain Harry STOUT a été retrouvée chez un bouquiniste spécialiste des romans policiers tout à fait par hasard  par JL ARLOTTI qui l’a  traduite de l’anglais (Etats-Unis ) et l’a légèrement adaptée .                                                                                                                    

 

 

 

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UNE ENQUETE LITTERAIRE.

Les parents de la jeune  Mathilde  Lagarde signalèrent sa disparition le 19 juillet 2000 et dès qu’il apprit par ses collègues du commissariat de Pontoise  la découverte du corps d’une adolescente dans l’Oise , du côté de Gency une semaine plus tard, Sivincci eut la funeste prémonition que c’était elle. La dépouille entièrement  dénudée fut retrouvée par un pêcheur , emballée dans des grands sacs de plastique noir identiques à ceux utilisés pour y mettre  les détritus dans les poubelles , entourés de larges bandes d’adhésif noir également et lestés de lourdes pierres. Les fortes chaleurs inhabituelles de cet été  avaient provoqué une exceptionnelle baisse du niveau des eaux et l’hameçon du pêcheur avait accroché les sacs contenant le cadavre. Vermersch avait demandé aux parents de lui ramener une brosse à cheveux de leur fille et les tests ADN qu’il put mener confirmèrent que le corps était bien  celui de Mathilde. Balembois pratiqua une autopsie et en conclut que le corps de l’adolescente avait séjourné au moins cinq jours dans les eaux de l’affluent de la Seine, ce qui rendait extrêmement difficile l’éventuelle découverte d’empreintes laissées par l’assassin. Selon le légiste , la jeune fille  avait été étranglée mais n’avait subi aucun outrage sexuel . D’ailleurs,  elle était encore vierge, soupira la Balembe en signalant à Sivincci qu’il avait retiré du vagin de la jeune fille un petit sachet plastique hermétiquement fermé et contenant une feuille de papier sur laquelle il y avait un  texte écrit avec  des lettres découpées dans des journaux ou des magazines. Balembois précisa à Sivincci que le sachet plastique était de type sachet de congélation, petit format que l’on trouve partout dans le commerce et il lui montra le texte : « noir corset velu des mouches éclatantes qui bombinent autour des puanteurs cruelles » .

-     Ca vous inspire , demanda Balembois ?

-     Pas le moins du monde.

-     Faut quand même être sacrément secoué pour écrire des choses pareilles et l’enfiler dans le vagin d’une jeune fille ! A propos, le verbe « bombiner », vous connaissez ?

-     Non. Je regarderai dans le dico ce que ça veut dire.

-     Encore un point… elle a  des marques très nettes au niveau des bras et des chevilles. Il n’y a pas l’ombre d’un doute : pour moi, elle a été  attachée assez longtemps à un siège et une chaise me paraît le plus plausible. Je pense même qu’elle était nue sur la chaise et je vais voir avec Vermersch s’il retrouve des fibres sur sa peau .

 Sivincci laissa Balembois dans sa salle de laboratoire et se surprit à le plaindre car il avait lu la lassitude dans le regard du médecin légiste qui était bien loin d’être totalement blasé par tout ce qu’il avait vu  tout au long de sa carrière .

Le public, largement influencé par les séries télévisées américaines , les films ou les romans policiers , imagine difficilement que c’est aux officiers de police qu’incombe la lourde tâche d’informer les familles du décès de leur enfant . Non, le public voit surtout l’officier de police comme un justicier sûr de lui et irréprochable , sorte de chevalier des temps modernes , un Ivanhoé doublé d’un shérif à la Wyatt Earp ,  protégeant toujours  les faibles et pourchassant les méchants en  dégainant à la moindre incartade. En réalité , en un peu moins de 20 années d’exercice , Sivincci avait passé plus de temps à annoncer de mauvaises nouvelles aux familles des victimes qu’à tirer sur des malfaiteurs avec une arme à feu.

Et présentement , il fallait qu’il annonce aux parents de Mathilde qu’elle était morte  parce que Vermersch  l’expert,  était certain que le corps retrouvé dans l’Oise était celui de leur fille. Gaston Delmert, son mentor du temps où il officiait à Lyon, avait pour habitude de  prendre une grande rasade d’alcool fort avant d’affronter les parents d’une victime et Sivincci était allé jusqu’à lui offrir une bouteille de mirabelle que son père distillait lui-même, à l’époque. Il ne restait même plus cette possibilité à Sivincci car il ne touchait plus à l’alcool depuis son sevrage et question psychotropes , il fallait qu’il passe par une autre voie. Les médocs , c’ était pas son truc non plus et avant de descendre  dans la salle où madame et monsieur Lagarde l’attendaient, il prit le temps de se relaxer. Yeux fermés les mains posées à plat sur le tableau de son bureau et le dos bien calé contre sa chaise   puis apnée suivie d’ inspirations et  d’expirations soutenues  , de nouveau un temps d’apnée pour faire baisser le rythme cardiaque et inspirations suivies de  longues expirations comme pour souffler sur la flamme d’une bougie. Il prit son pouls au niveau de son poignet gauche tout en surveillant la trotteuse de sa montre bracelet . Huit pulsations en dix secondes. 48 assis , parfait , songea-t-il. Il se leva , sortit de son bureau .

Madame Lagarde éclata en sanglots mais son mari réagit plus violemment en frappant du poing sur la table et en criant que de toutes façons , il n’ y avait que des incapables dans la police et  qu’ il était sûr et certain que sa fille était toujours  en vie. Il parla longuement de Mathilde, jeune fille calme et joyeuse qui adorait l’existence. De ses projets, de ses amis, de ses envies , de ses passions et  de ses parcours scolaire et universitaire remarquables . Le père parlait et parlait tandis que Sivincci l’écoutait . Il comprenait la douleur de cet homme  à qui il venait d’annoncer la perte de son unique enfant. Il aurait voulu lui dire combien il compatissait parce qu’il avait connu cette même douleur quand il avait appris que sa femme et sa fille unique avaient péri dans un accident de voiture ,  il y  avait maintenant une  dizaine d’années.  Il continua d’écouter jusqu’à ce que l’homme cesse de parler et éclate à son tour en sanglots. Sivincci laissa le temps passer, le regard dans le vague puis il surprit  monsieur Lagarde qui  le fixait de ses yeux rougis et lui dit rageusement:

-     Je vous ordonne de retrouver cette ordure ! Jurez-moi que vous allez le retrouver ! Je veux l’avoir un jour en face de moi !

-     Je vous donne l’assurance que nous ferons tout ce qui est dans notre domaine de compétence pour le coffrer. Mon équipe et moi , nous allons réétudier complètement tout ce que vous avez déclaré quand vous avez signalé la disparition de votre fille et nous allons finir par trouver indéniablement une piste. Nous allons certainement devoir vous solliciter à nouveau et les souvenirs que vous allez nous relater vont vous faire du mal car ils vont raviver votre mémoire affective.

Les époux Lagarde confirmèrent à Sivincci qu’ils étaient prêts à affronter tout ce qui allait leur permettre de se venger de celui qui leur avait pris Mathilde et que leur soif de justice serait désormais leur source d’énergie. Madame Lagarde demanda à voir le corps de sa fille et  Sivincci qui avait anticipé cette requête, avait pris la peine d’appeler auparavant Balembois pour s’assurer  que le corps de Mathilde était  présentable à sa famille. Il répondit à madame Lagarde  que quelqu’un allait les conduire jusqu’à l’institut médico-légal et que le médecin légiste Balembois  les prendrait alors en charge. Il appela Pallion et lui confia les Lagarde.

Il avait demandé à tous les membres présents de son équipe de l’attendre en salle de réunion. En cette période estivale, seuls Leïla , Korzé et Auchaland n’étaient pas en vacances. Il les rejoignit et leur résuma l’affaire. Il cita le  court texte contenu dans le sachet  trouvé par Balembois et demanda si cela disait quelque chose à  l’un d’entre eux . Personne n’était inspiré par cette phrase au sens bizarre. Sivincci leur dit qu’il avait cherché dans son dictionnaire mais qu’il n’avait pas trouvé de verbe « bombiner » . Il suggéra à Korzé de chercher sur internet en  tapant intégralement  le texte sur un moteur de recherche. Korzé proposa de le faire de suite car cela ne lui prendrait que quelques minutes. Sivincci acquiesça et Korzé sortit tandis que le reste du groupe pouvait voir les photos du cadavre de Mathilde Lagarde quand il avait été sorti des eaux de l’Oise puis sur la table du laboratoire de l’institut médico-légal . Ils en étaient à examiner les marques de strangulation quand Korzé revint avec un air de satisfaction sur le visage.

-      Le texte que Balembois a sorti du sachet plastique, c’est un vers d’un poème de Rimbaud. Le moteur a trouvé de suite en me donnant d’abord des adresses  de sites de lingerie fine,  à cause de noir corset , je suppose …  On est tous zéro parce que c’est un poème hyper connu dont le titre est Voyelles.

-     Tu m’en diras tant, reprit Auchaland.

-     J’ai pris le temps d’en imprimer des copies , continua Korzé en tendant un exemplaire à chacun.

-     A noir , E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, lut lentement Sivincci.

-     Au fait, patron , bombiner est un néologisme inventé par Rimbaud et qui signifie bourdonner car  il l’a directement repris de bombinare verbe latin qui justement signifie bourdonner.

-     Korzé, on va t’appeler maître Capello , lança Auchaland.

-     On se remet sur le sujet…Merci Korzé , dit Sivincci. Pour ma part , je ne vois pas le rapport avec Mathilde Lagarde.

-     Si ça peut vous rassurer, moi non plus , répondit Leïla.

-     Y’un truc que je ne comprends pas bien. Je ne vois pas pourquoi l’assassin a tout fait pour que le corps ne soit pas découvert alors qu’il a enfoui une sorte de message codé dans ce même corps et justement pour qu’il soit lu, demanda Auchaland .

-     C’est vrai que si le niveau des eaux n’avait pas baissé exceptionnellement, le cadavre n’aurait pas été découvert  si vite et peut-être même jamais, reprit Sivincci. Finalement, si je peux m’exprimer ainsi, l’assassin a joué de malchance car depuis le début de l’après- midi, il ne cesse de pleuvoir à grosses gouttes et le niveau des eaux va remonter mécaniquement…Bon, en ce qui concerne  le texte, je ne suis pas sûr que le tueur ait voulu en faire un message dans l’intention qu’il soit lu par d’autres personnes. Il l’a peut-être placé là uniquement  pour lui-même .

-     Comme si cela lui permettait de prendre possession du corps ? demanda Leïla.

-     Ce n’est pas impossible, répondit Sivincci. Faudra voir avec des spécialistes comportementaux .

Leïla examinait tristement les photos du cadavre qu’elle avait en mains. Elle était beaucoup plus jeune que Balembois  et ne possédait pas la même expérience que le légiste mais  Sivincci lut la même expression de lassitude que celle qu’il avait entrevue  sur le visage du légiste  un peu plus tôt, dans la journée. Après l’affaire Curillon, ça commence à faire beaucoup pour quelqu’un qui n’a pas 30 ans et qui nous a rejoints depuis peu. Faudrait pas qu’elle craque , songea tristement Sivincci.

-     Dis-moi, Paul , ta nouvelle conquête , tu m’as pas dit qu’elle était prof de français ? demanda-t-il à Auchaland.

-     D’abord, c’est pas ma nouvelle conquête, c’est la femme de ma vie.

La réponse du lieutenant eut le mérite de faire pouffer de rire Leïla qui, du coup, en oublia les photos du cadavre de la jeune adolescente qu’elle venait de poser devant elle.

-     Oh, tu peux rire , Leïla , reprit Auchaland, légèrement énervé . Je n’ai jamais été aussi sincère de ma vie.

-     Je n’en doute pas, mon cher Paul, tu es toujours très sincère…au début, lui répondit la jeune femme en souriant. De plus, comme disait ma grand-mère , ce n’est pas parce qu’on est sincère qu’on dit la vérité. 

Sivincci  ne regrettait pas ce léger accrochage entre les deux lieutenants qui, au final,  avait permis de détendre légèrement  l’atmosphère quelque peu pesante et il demanda à Auchaland d ‘être un peu  plus précis sur  la profession exercée par la nouvelle femme de sa vie.  Celui-ci répondit :

-     En fait, Justine est professeur agrégée en lettres modernes. Elle est spécialisée en littérature française de la première moitié  du XXème siècle, Proust, Céline et Malraux plus particulièrement ,m’a-t-elle dit, rajouta-t-il un peu fièrement , comme s’il y était pour quelque chose.

-     Rimbaud, c’est le XIXème  siècle mais elle doit forcément s’y connaître. Elle est joignable ?

-     Bien sûr grand chef, en ce moment,  elle donne des cours de rattrapage à Paris à des jeunes qui sont en prépa en première année de kâgne . En plus, on se voit tous les soirs.

-     Appelle-la ! On va gagner du temps . Il faut qu’on en apprenne un peu plus sur la signification des deux vers du poème .Je suggère que tu la joignes, que tu lui expliques grosso modo ce que Balembois a trouvé et précisément  où il l’a trouvé, que tu lui lises le texte et que tu lui demandes  d’accepter qu’on la  rappelle à une heure précise. On le fera dans cette salle et on branchera l’ampli du   téléphone pour qu’on puisse tous écouter son interprétation. Question horaire, je propose 17 heures , si cela lui est possible .

-     Pas de problème , répondit Auchaland. Je crois même que pour 17 heures, ça va coller parce que ses cours se terminent à  16 heures.

-     Parfait, il est 15 heures 30, dit Sivincci. On laisse faire Paul et rendez-vous ici à 5 heures moins 5 s’il n’y a  pas de contre-ordre d’Auchaland, conclut Sivincci.

C’est lui qui quitta la salle le dernier. Il regagna son bureau et appela Vermersch qui lui confirma qu’il n’avait pas trouvé d’indices particuliers car le corps avait séjourné trop longtemps dans les eaux de l’Oise et il n’était pas possible de déceler des empreintes , voire  des fibres ou toute autre trace pouvant mener à une piste.

Il relut attentivement les déclarations faites par les époux Lagarde quand ils avaient signalé la disparition de leur fille le 19 juillet au matin. Les questions qu’avaient posées les OPJ et les réponses faites par les parents correspondaient parfaitement à ce qu’il avait  l’habitude de voir . Il fallait reprendre tout à partir du moment où la trace de Mathilde avait été perdue. La soirée s’annonçait  très agréable et elle avait prévu de prendre un pot avec des amis à Paris. Elle devait prendre  le RER à Cergy et avait rendez- vous au Mac Donald des Champs-Elysées avec des copains et des copines qui l’avaient longuement attendue, avaient vainement essayé de la joindre sur son portable et s’étaient résolu à passer la soirée sans elle. Les collègues de Sivincci du commissariat de Pontoise étaient allés interroger avec minutie tout le personnel de la gare de Cergy mais personne n’avait vu la jeune fille le soir de sa disparition.  Ils avaient fait également appel à témoin avec placardage d’avis et de portraits de Mathilde aux alentours de la gare. Il fallait se résoudre à l’évidence : ses parents avaient confirmé que  Mathilde avait décidé d’aller à pied à la gare mais n’y était jamais parvenue. Elle avait donc forcément  disparu sur le chemin qui mène de son domicile à la gare. Les collègues de Pontoise avaient mené  une enquête de routine , rue après rue tout le long du trajet,  porte après porte pour trouver une personne ayant vu l’adolescente et savoir si elle était seule ou accompagnée  . Mais cela n’avait absolument  rien donné. Ils avaient malheureusement fait chou blanc et ils n’avaient retrouvé aucun témoin pouvant affirmer avoir vu la jeune fille seule ou accompagnée le soir de sa disparition. . Sivincci décida qu’il fallait recommencer car en cette période estivale,  les enquêteurs avaient trouvé bon nombre de portes fermées pour cause de vacances.  Enfin, Mathilde occupait pour une durée de 6 semaines  un job de vacances comme caissière dans un hypermarché de Cergy et il fallait également reprendre les interrogatoires auprès de tout le personnel du magasin.

Sivincci avait noté les différents points qu’il fallait de nouveau vérifier quand il vit apparaître Auchaland.

-     C’est  l’heure,  grand chef, faut aller en salle de réunion et appeler Justine qui nous attend.

Surpris, Sivincci vérifia d’un coup d’œil rapide  l’heure affichée au cadran de sa montre bracelet et constata qu’il fallait suivre son lieutenant. Leïla et Korzé les attendaient déjà dans la salle . Auchaland prit le combiné du téléphone fixe , composa sur le cadran les dix chiffres du numéro , brancha l’amplificateur et chacun put entendre les sonneries puis la voix de Justine qui, après avoir rapidement salué les différents participants, entra de suite dans le vif du sujet .

-     Voyelles est un des poèmes de Rimbaud les plus connus et  est certainement un de ceux qui a donné le plus matière à interprétation , dit-elle. J’ai rapidement  consulté tous les bouquins que j’ai sur le sujet et le meilleur que j’ai trouvé , c’est « Les oeuvres complètes de Rimbaud  »  de la  bibliothèque de la Pléiade et je vais tout simplement en lire intégralement certains passages qui , à mon avis , expliquent assez bien la démarche de Rimbaud.  De façon générale et simple, il est reporté page 900 que tout commence par Baudelaire qui avait écrit dès le salon de 1846 «  qu’il existe une analogie entre les couleurs , les sons et les parfums  ». Depuis lors , les jeunes poètes n’avaient cessé de parler de cette analogie et de rêver sur elle. Il est donc tout à fait raisonnable de penser que Rimbaud avait cette idée dans l’esprit quand il a écrit Voyelles. Mais nous aurions grand tort de conclure qu’elle nous livre le sens du sonnet. Sa signification est ailleurs, et nous devons la chercher , non dans le son, mais dans la forme des voyelles. 

Dans la salle de réunion , les quatre enquêteurs écoutaient attentivement et en silence  la suite des explications fournies par Justine, l’oreille tendue et avec la même avide curiosité que si leur interlocuteur avait été Vermersch leur donnant des indices précis concernant une expertise qu’il aurait conduite.

-     Quoi que tant de commentateurs aient pensé , il n’est donc pas question d’audition colorée. Il s’agit de la forme des lettres , écrites à la main par un jeune Français qui avait au surplus l’habitude d’écrire la lettre e  comme un epsilon grec. Est-ce que jusqu’ici , ceci est clair pour vous ?

-     Oui et non, répondit Sivincci. A la limite, il faudrait que nous ayons sous les yeux l’original écrit de la main de Rimbaud pour voir exactement quelles formes il a  données à ses lettres. Cependant , si l’on s’en tient au texte qu’ a imprimé Korzé , le A est un A majuscule et , d’après ce que j’en sais , cette lettre représente une tête de bœuf inversé.

-     Tout à fait commandant, approuva Justine à l’autre bout du fil. Le A de l’alphabet latin provient de l’alpha grec ,  inspiré de l’aleph de l’alphabet phénicien qui lui même est dérivé des hiéroglyphes égyptiens  et , effectivement, le aleph phénicien représente au départ  une tête de bœuf .

-     Ca marche, s’écria Auchaland qui venait de dessiner grossièrement  un A majuscule sur un morceau de papier et qui le montrait à ses collègues avec un sourire de satisfaction.

-     Oui, mais alors , je ne comprends plus cette théorie des formes, ajouta Sivincci.

-     Si tu fais ton A comme je l’ai représenté avec un haut carré, tu as bien une tête de bœuf ou de taureau mais en revanche, si tu fais un A avec un haut pointu comme un triangle , alors tu peux considérer que c’est la représentation d’ une toison pubienne inversée . Donc, un sexe de femme, fit remarquer Auchaland à Sivincci en accompagnant ses paroles de rapides coups de crayon sur sa feuille pour illustrer ses propos 

-     Permettez-moi de poursuivre, reprit Justine. En 1961, dans un article fracassant, Robert Faurisson reprit cette théorie des formes avec une remarquable vigueur mais il la compromit en en tirant une explication systématique de Voyelles . Sous sa plume, le sonnet de Rimbaud devenait un blason du corps féminin in coïtu. Cette explication , qui pouvait paraître vraisemblable pour les premières voyelles , échouait d’ailleurs complètement pour le U et Monsieur Faurisson était obligé de déployer une ingéniosité excessive pour expliquer que le U désignait la chevelure de la femme, et que pourtant il était vert.

-     Le Faurisson auquel vous faîtes référence, ce ne serait pas le tristement célèbre  négationniste ? suggéra Sivincci.

-     Je n’en sais absolument rien , répondit Justine. Pour ma part, je ne le connais qu’en tant que professeur de Français. Cela dit, il a écrit un article sur Lautréamont qui a fait du bruit dans le Landerneau car il y soutenait que les chants de Maldoror sont en réalité une parodie… Je crois même qu’il a été accusé de « poujadisme littéraire »

-     U, cycles, vibrements divins des mers virides, relut à voix haute Leïla. L’idée de la chevelure ne me paraît pas si saugrenue que cela. Surtout qu’un vers plus tard, Rimbaud rajoute : que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux. Grands fronts et chevelure vont de paire.

-     C’est vrai que cela se discute, répondit Justine mais alors pourquoi le vert pour le « U »  ? . Si l’on retient seulement de l’étude de  Faurisson l’idée essentielle , continua-t-elle et si l’on admet que ce qui définit chaque voyelle , ce n’est pas le son mais la forme de la lettre , on aboutit aux résultats suivants :

« A » fait penser à une de ces mouches que dans le peuple on appelle des mouches à merde , et qui bourdonnent autour des ordures. Sa forme triangulaire évoque le corset noir et velu de ces mouches. Elle évoque aussi certain golfe d’ombre au centre de la femme. Et voilà pourquoi A sera noir.

-     Justine, abandonnez un peu les explications ou interprétations totalement littéraires et restez dans l’interprétation de ce  Faurisson en vous en tenant à ce qu’il dit  sur le corps d’une femme ! demanda Sivincci.

-     Dans ce cas, E , écrit epsilon par Rimbaud , fait immédiatement penser à  des seins de femme et ceci est  encore plus explicite quand il évoque des « rois blancs » .

-     Justine, je suis certain que vous pouvez faire beaucoup plus court.

-     Bien sûr monsieur Sivincci mais je voulais avoir la certitude que vous compreniez la totalité de mes explications.

-     En m’exprimant au nom du groupe, je dirais que nous comprenons tous parfaitement . Maintenant, nous sommes face à un tueur qui a un comportement  totalement déviant et pour aller vite , nous allons rester sur l’interprétation érotique du sonnet. Le reste , vous le donnerez à Paul qui nous le rapportera demain.

-     C’est noté, répondit Justine. Alors , je vais faire plus court… Comme je vous l’indiquais précédemment, pour Faurisson, le sonnet est un blason de la Femme, de la Femme vue de haut en bas. Il continue ainsi : les formes des voyelles suggèrent les formes de la Femme. De plus, l’évocation se fait in coïtu, du point de départ à l’extase, du commencement à la pointe du sonnet ou, pour parler comme Rimbaud, de « A » jusqu’à « O ». Si bien que « Voyelles » peut se résumer par le schéma suivant - je conseille fortement  à l’un d’entre vous de noter et je laisserai ce soir un tableau à Paul :

  A renversé  ,sous l’égide du sexe , le point de départ.

  E couché, sous l’égide des seins,  l’épanouissement progressif.

  I couché , sous l’égide des lèvres le moment d’ivresse.

  U renversé, sous l’égide de la chevelure le moment d’accalmie.

  O , sous l’égide des yeux , l’extase finale.

-     Même si c’est largement discutable, il y en a assez pour inspirer un tueur fou, commenta Korzé qui contemplait ce qu’il avait écrit sur sa feuille suite à ce qu’avait dicté Justine.

-     Malheureusement, j’en suis également convaincu, reprit Sivincci.

-     Attention, fit remarquer Justine. L’interprétation de Faurisson a largement donné matière à controverse. Etiemble lui a répondu dans un célèbre article  et,  pour ma part, je considère que  Rimbaud a donné tout simplement  aux voyelles les couleurs qu’il leur voyait et c’est ce qu’en pensait également  Verlaine. De plus, je ne suis pas certaine qu’il ait partagé un moment d’extase avec une femme,  même si bon nombre de commentateurs s’accordent pour dire qu’il aurait connu une forte déception amoureuse avec une femme à cette période de sa vie  et que , de plus , tous s’accordent pour admettre que la fin du sonnet renvoie bien aux yeux d’une femme. A mon humble avis, il ne faut pas chercher plus loin.

-     Justine , je ne souhaite pas vous rappeler les circonstances dans lesquelles nous avons récupéré les deux vers du sonnet , ce qui m’incite fortement à penser que le tueur s’en tient à une vision simpliste et totalement érotique du poème . Je tiens à vous remercier infiniment pour l’aide que vous venez de nous apporter. Donnez à Paul les éléments que vous voulez encore nous communiquer ! Nous les étudierons demain matin. Je vous souhaite une excellente soirée et encore une fois, merci !

Auchaland coupa l’amplificateur du poste fixe et mit fin à la communication.

-     Korzé, tu me feras une recherche sur ce professeur Faurisson. Son nom me dit quelque chose . Je parierai ma paye que c’est le tristement célèbre négationniste.

-     Mais qu’est-ce que c’est qu’un négationniste ? demanda Leïla.

Sivincci la fixa calmement puis s’attacha aux  visages de Korzéniowski et d’Auchaland qui attendaient qu’il leur donne des explications.

-     Je vais vous dire  rapidement le peu que j’en sais. On appelle «  négationnistes » quelques personnes isolées qui, pour diverses raisons , nient avec acharnement l’existence d’un génocide des Juifs pendant la seconde guerre mondiale . Je crois me souvenir que ces personnes  veulent qu’on les appelle «  révisionnistes », mais leur activité principale est de nier l’histoire et pas simplement  de la réviser. En gros , ils nient complètement l’existence des chambres à gaz dans les camps de concentration.

-     Mais patron, c’est complètement débile vu qu’il y a des témoins qui sont revenus des camps de la mort, rétorqua Korzé.

-     Bien sûr ! Mais ces négationnistes ont des raisons précises que j’avoue ne pas bien connaître. Korzé, tu vas consulter  un site sur  un moteur de recherche et on en saura plus !

-     Pas de problème. C’est dingue, on est partis de la découverte d’un cadavre en passant par un poème de Rimbaud et on en arrive à des théories fumeuses de types qui nient l’existence des chambres à gaz.

-     Paul, tu vérifieras auprès de ses parents  si Mathilde Lagarde n’a pas d’ascendance juive. On ne sait jamais mais, sincèrement , autant je pense que le tueur a pu être influencé par la théorie de Faurisson sur le poème de Rimbaud, ce qui expliquerait la présence du sachet plastique  dans le vagin de la jeune fille ,   autant je ne pense pas qu’il le soit par ses théories négationnistes.

-     Dacodac, grand chef.

-      On n’a absolument  rien sous la dent. Il faut donc que nous procédions avec méthode. On reprend tout à zéro et directement au point de départ, c’est-à-dire au domicile de Mathilde qui est le dernier endroit où quelqu’un l’a vue avant qu’elle parte à la gare RER de Cergy à pied. Ensuite, il existe deux trajets possibles. Dès demain matin , avec des OPJ de Pontoise, vous les contrôlez tous les deux, maison par maison, porte par porte. Ils ont fait des agrandissements des plans de la ville de  Cergy et vous pourrez bien repérer les deux trajets que Mathilde a pu emprunter. Paul, tu conduiras l’équipe du trajet A et Korzé, accompagné de Leïla ,  l’équipe du trajet B . Je ne vois vraiment  pas d’autre solution pour dégotter quelque chose.

Les trois lieutenants approuvèrent puis chacun regagna son bureau. Il était plus de 17 heures et , tout en sachant qu’une affaire est  généralement résolue dans les 72 heures suivant la découverte du meurtre , il préférait que ses hommes ( et dans le terme « hommes », il incluait naturellement Leïla) se régénèrent pour mettre toute leur énergie dès le lendemain matin dans l’enquête de routine. De toute façon, songea-t-il , les 72 heures étaient écoulées depuis belle lurette car le corps avait pratiquement séjourné une semaine dans l’Oise avant sa découverte.

Il était dans son bureau à relire une nouvelle fois les notes prises par Balembois et Vermersch, en traquant l’indice qui pourrait être le déclic. Il examinait scrupuleusement la photo de la feuille sur laquelle le fameux vers du sonnet de Rimbaud avait été recopié à l’aide de lettres découpées dans des journaux et des magazines. Il sourit en songeant aux séries télévisées américaines dans lesquelles son homologue à l’écran aurait finalement trouvé que les lettres avaient été découpées dans un journal particulier que Vermersch aurait identifié grâce à l’analyse scientifique de la composition  du papier et ensuite ils auraient découvert que seuls 3 personnes habitant le Val d’Oise étaient abonnées à ce journal introuvable en kiosque et puis , deux ou  trois interrogatoires plus tard, le meurtrier aurait été démasqué. Ou alors, c’est la colle utilisée par l’assassin pour assembler  les lettres sur la feuille  et de type tout à fait particulier  qui aurait permis son arrestation. Mais la fiction était bien loin de la réalité.

C’est alors que la sonnerie de  son téléphone fixe le ramena à cette fameuse réalité. C’était le lieutenant Lecointre du commissariat de Pontoise. Il lui apprit que des maçons avaient découvert sur un chantier de Franconville un cadavre de femme emballé dans des sachets plastiques noirs. Sivincci appela immédiatement Auchaland et Korzé et leur demanda de venir de suite dans son bureau. Une demie heure plus tard, les trois hommes étaient à Franconville , précisément à l’endroit où les ouvriers de chez Bouygues  Immobilier devaient construire un nouvel immeuble . Lecointre les attendait et les conduisit jusqu’au chef de chantier qu’il leur présenta en leur disant qu’il s’appelait José Alvès. L’espace d’un instant, Véeiff eut la rapide impression d’entrevoir son père avec son bleu de travail , pantalon et veste, ses grandes bottes de caoutchouc et son casque blanc. Il ne lui manquait que la lampe qu’il avait d’abord connue à carbure puis ensuite,  remplacée par une ampoule frontale rivée au devant du casque et reliée à un accu fixé à l’arrière de la grosse ceinture de cuir. Et l’odeur particulière du carbure qui se consume lui revint à la mémoire. Juste le temps de fermer les yeux puis l’image de son père disparut pour laisser place à celle du chef de chantier. 

Monsieur Alvès leur expliqua qu’il avait prévu de faire couler par son équipe de grandes colonnes de béton pour maintenir les fondations de l’immeuble qu’ils devaient élever et que tout était prêt mais que les fortes pluies qui venaient de commencer depuis le début de l’après-midi les en avait empêchés car toute la partie était maintenant trop  inondée. Et cette fois, c’est la montée des eaux dans l’excavation qui avait fait remonter les sacs plastique contenant le cadavre d’une jeune fille. Le chef de chantier montra aux policiers la dépouille . Il leur expliqua que ses hommes , intrigués avaient ouvert le «  paquet » une fois remonté et qu’ils  avaient alors eu la triste surprise de constater qu’il contenait le cadavre d’une jeune fille. Il leur avait ordonné de ne toucher à rien, de s’écarter de la zone pour ne pas effacer trop d’indices  et il avait appelé le commissariat de Pontoise. 

-     On attend les arrivées de Balembois et de Vermersch, dit Sivincci. On délimite la zone comme habituellement. Pour le moment, Lecointre , faîtes prendre des photos du visage de la victime pour diffusion. On va certainement avoir un retour par rapport aux disparitions déclarées. Monsieur Alvès, on peut se mettre à l’abri dans votre baraque de chantier  parce que vu ce qu’il tombe, on ne  va tenir bien longtemps.

-     Pas de problème. On va même vous faire un petit café, répondit José Alvès.

Une fois dans la cahute, ils proposa à l’équipe de policiers de se mettre à l’aise et d’enlever une partie de leurs vêtements trop mouillés Tandis qu’il retirait son imperméable, Auchaland lança :

-     C’est dingue. L’autre jour  , on était en peine période de fortes chaleurs et un cadavre immergé dans l’Oise  a été découvert  à cause de  la baisse du niveau des eaux et maintenant on est en face d’ un nouveau cadavre enterré dans un chantier et  qui est remonté à la surface  à cause de trop fortes pluies.

-     Eh oui, la météo est devenue notre alliée, constata Sivincci. Les dieux sont avec nous. Pourvu que ça dure !

On frappa alors à la porte de l’abri de chantier . C’était Balembois, déjà plus que passablement  trempé et  qui venait les prévenir de son arrivée. Sivincci le conduisit jusqu’à l’endroit où l’équipe de maçons avait déposé le corps. Ils  y retrouvèrent Vermersch qui venait  également d’arriver.  

-     Je vais devoir officier sous de telles trombes d’eau, constata le légiste .Pas les meilleures conditions du tout . Bon, on va s’y mettre quand-même !

-     Idem pour ma pomme, lança Vermersch, l’expert. Je veux être pendu si je retrouve le moindre petit indice dans toute cette mélasse !

Balembois commença par découper avec précaution le plastique épais pour découvrir le tronc du cadavre puis le corps tout entier. La jeune femme aux longs cheveux blonds   n’était pas totalement nue car elle portait encore et   en tout et pour tout un soutien-gorge noir . Autour de son cou , des marques rouges nettes qui pouvaient indiquer qu’elle avait été étranglée. La pluie ruisselait sur ses jambes fines et plutôt longues et bien faites . Un dauphin tatoué sous son nombril semblait nager juste  au dessus de sa toison pubienne à laquelle la pluie avait retiré de sa blondeur. A l’aide de ses ciseaux, le légiste coupa les bretelles du soutien-gorge et dégagea les seins de la jeune femme. Un sachet plastique tomba à terre . Balembois le ramassa  et le nettoya méticuleusement avec une brosse  puis le montra à Sivincci et à Vermersch.

-     On va rentrer avant de l’ouvrir car sinon la pluie va rapidement foutre en l’air la feuille de papier. Juste le temps de demander qu’on remballe la dépouille et qu’on la transporte jusqu’à mon laboratoire.

-     Je vous suis mais je crois déjà  savoir ce qu’il contient.

-     Ah bon ?

-     Il ya  de très fortes chances pour que ce soit un ou deux vers d’un poème de  Rimbaud et rédigé à partir de lettres découpées dans des journaux ou des magazines.

-     Comme pour l’autre ?

-     Malheureusement oui. Sauf que cette fois, je pencherais plutôt pour le vers faisant référence à la voyelle «  E » .

-     Et pourquoi ?

-     Vous avez raté un épisode de la série, doc mais je vais essayer de vous faire un rapide résumé des numéros précédents. Pour la pauvre Mathilde Lagarde, le message concernait la lettre «  A » que le tueur a certainement interprété comme une représentation du sexe de la femme. Et on a de fait  retrouvé le message dans son vagin. Cette fois , c’est dans son soutien-gorge que le message était placé et je pense que le contenu du texte  a un rapport avec les seins de la femme. Si je reprends ce que nous a expliqué une prof de Français à propos du poème de Rimbaud dont le titre est « Voyelles » , la lettre qui a un rapport avec les seins, c’est la voyelle « E ».  E blanc d’ailleurs dans le poème.

-     Vous m’en direz tant et bien, y’a plus qu’à aller vérifier !

Le sachet à la main et suivi de Sivincci et de son équipe, Balembois se dirigea vers l’abri de M Alvès. Il entra , se sécha rapidement , essuya également le sachet puis l’ouvrit en prenant la feuille avec une pince à épiler. Il la posa sur le petit bureau du chef de chantier, la déplia avec précaution, coin par coin avec la pince et lut à voix haute :

-     E, candeurs des vapeurs et des tentes

Lances de glaciers fins , rois blancs, frissons d’ombelles.

-     Qu’est-ce que je vous disais ? fit remarquer Sivincci.

-     D’accord, mon cher, le « E » est indéniable mais de là à  trouver dans  le reste du texte  une allusion quelconque à une paire  de seins,  il y a un monde.

-     Pas du tout , doc, répondit Auchaland. Et « rois blancs » , c’est quoi ? Et « lances de glaciers fins  »  ?  Faut vous faire un dessin ? Tiens , c’est drôle ça  et sans le faire exprès , en plus…Seins…dessin.

-     T’emballe pas, Paul ! Je te rappelle que Justine nous a expliqué que cette interprétation autour de la femme qui connaît l’extase pendant l’acte d’amour était la vision tout à fait personnelle d’un certain professeur Faurisson que bon nombre de ses collègues réfutent.

-     Robert Faurisson ? demanda Balembois.

-     Oui, il aurait écrit un article sur le sujet en 1961.

-     Il aura vraiment tout fait pour rencontrer la célébrité, le bougre. C’est le fameux négationniste…Je ne savais pas que ce comique avait également produit des écrits fumeux sur Rimbaud.

-      A défaut de notoriété, il aura au moins rencontré de façon tout à fait indirecte  un tueur et l’aura malheureusement inspiré par ses écrits .     

-     Bon… Si je reprends et si j’ai tout compris, il y aurait un fou, inspiré par les  écrits de Faurisson sur le poème de Rimbaud dont le titre est « Voyelles  » et   qui aurait pris un abonnement  chez l’opérateur  Serial Killers and Co. Ce qui l’a amené à  trucider des jeunes filles exactement  dans l’ordre précis  des voyelles du poème . 

-     Pour sûr, Arthur ! Vous avez mis dans le mille, doc, reprit Auchaland.

-     C’est exactement cela, répéta Sivincci. Maintenant , notre assassin  va passer à la lettre « I ».

-     Heureusement qu’il n’y a en tout et pour tout que cinq voyelles dans l’alphabet , commenta Korzé.

-     Sauf qu’il n’est pas dit qu’il va s’arrêter aux voyelles, reprit tristement Sivincci. . Ensuite, il peut s’inspirer d’autres éléments.

-     Vous avez raison , patron, lança Leïla.

-     Bon je rentre au labo, dit Balembois. Dès que j’ai des conclusions, je vous en fais part.

Le légiste salua l’assemblée et sortit .

-     Quant à moi, je retourne sur la scène du crime mais je ne pense pas que je trouverai quelque chose parce que c’est vraiment trop trempé  dit Vermersch.  Tandis que Balembois et Vermersch sortaient, José Alvès en profita pour passer la tête et il demanda si tout allait bien et s’ils avaient besoin de quelque chose de particulier. Sivincci répondit par la négative, le remercia et lui demanda de leur prêter son abri encore un petit  quart d’heure de plus.

 Resté avec son équipe, Sivincci  leur répéta qu’ils allaient finir par trouver l’assassin et par  le coffrer .Energie et méthode puisqu’on n’a rien d’autre , comme aurait précisé Gaston Delmert, son ancien maître , quand il l’avait formé à l’époque où il était à Lyon .  Il leur conseilla de ne rien changer à ce qu’ils avaient prévu avant la découverte de ce nouveau corps.  Surtout pas avant de connaître son identité. Il fallait mener l’enquête de routine demain matin, tôt à Cergy. Chacun des membres de l’équipe l’approuva . Sivincci jeta un oeil à l’horloge digitale suspendue au mur de l’abri . Elle affichait 17 heures 16.

-     On rentre à l’usine et ensuite , chacun regagne ses pénates. Pas la peine de gamberger inutilement !

-     En route pour l’usine, reprit Auchaland en montrant nettement à ses collègues  les clefs de la Laguna qu’il venait de sortir de la poche de sa veste.

La  pluie qui continuait de tomber avait rendu le sol boueux et glissant et chacun avançait avec précaution sur le terrain du chantier.

-     I c’est la bouche inversée , si je me souviens bien. Mais O et U qu’est-ce que c’est ? demanda Korzé.

-     O , c’est les yeux  et U la chevelure , répondit Leïla.

-     Tout à fait les jeunes, reprit Auchaland. Mais je reposerai les bonnes questions ce soir à Justine. Elle va une nouvelle fois éclairer notre lanterne.

A 18 heures, la Laguna pénétrait dans la cour du commissariat de Versailles et Sivincci autorisa les trois lieutenants à rentrer chez eux afin qu’ils fassent le plein d’énergie pour le lendemain matin. Comme il savait que Myriam devait travailler assez tard sur un dossier épineux, il regagna son bureau où il avait l’intention d’étudier mot à mot le poème de Rimbaud. Il en était à noter les noms communs utilisés par le poète et dont les sens lui étaient totalement inconnus  et qui pouvaient avoir été inventés tout comme bombiner à la place de bourdonner  :  virides , vibrements  ou bien candeurs dont il ne comprenait pas l’acception  précise dans le vers . Il voulait questionner Justine sur ce point  pour qu’elle lui fournisse leurs véritables significations  quand la sonnerie de son téléphone fixe retentit. Il décrocha.

-     Patron, c’est moi, Korzé…Je ne vous dérange pas au moins ?

-     Non , vas-y .

-     Je suis chez moi et j’ai consulté sur internet   un site qui  donne un peu plus d’explications à propos des négationnistes.

-     Je t’écoute.

-      Bon , je vous lis ce que j’ai trouvé : «  Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on compte trois courants négationnistes en France :

1 Le négationnisme néo-nazi représenté par des hommes qui se déclarent eux-mêmes fascistes comme Maurice Bardèche, le beau-frère de l’écrivain Robert Brasillach fusillé à la Libération. Ils remettent en cause l’existence du génocide tout simplement par antisémitisme et par désir de réhabiliter le nazisme. En bref, la négation de la Shoah est un moyen de retourner le génocide contre les Juifs eux-mêmes.

2 Le négationnisme de quelques éléments anarchistes et de l’ultra-gauche qui remettent en cause le génocide juif parce que pour eux , l’antifascisme est un obstacle à l’idée de la révolution ouvrière. Les bourgeois ont inventé un mal absolu : Auschwitz , pour faire oublier l’exploitation des ouvriers et celle du Tiers Monde. Les démocraties et le monde communiste auraient chargé la barque du nazisme pour faire oublier leurs propres crimes. Un autre aspect de leur démarche est l’hostilité à l’Etat d’Israël . Selon eux, les Juifs auraient utilisé un « génocide inventé de toutes pièces  » pour justifier l’existence de l’Etat d’Israël et persécuter le peuple palestinien. Roger Garaudy fait partie de ce courant.

3 Le troisième cas est celui de Robert Faurisson qui se dit apolitique et se présente comme un chercheur « scientifique ». Selon lui, « les chambres à gaz n’auraient jamais existé et seraient une pure invention des Juifs  » . Bien évidemment, il n’est pas chercheur scientifique mais professeur de littérature . Il a envoyé un jeune négationniste à Auschwitz au début des années 80 et quand celui-ci est revenu avec des preuves de la transformation des crématoires en chambres à gaz , Faurisson a refusé tout d’abord de l’écouter puis a rompu avec lui. »

-     Et quelles sont les motivations de son négationnisme ?

-     Quoiqu’il en dise, il y a chez lui un antisémitisme profond mais il est écrit que ce n’est sans doute pas la raison principale de son attitude. Ce petit professeur de littérature a une soif de reconnaissance  et il veut être connu . Même s’il a perdu son poste de professeur de littérature à l’université , il est à présent accueilli par tous les groupes négationnistes néo-nazis de la planète. Il a ainsi été reçu aux Etats-Unis où il a été publié dans des journaux d’extrême-droite .

-     Le plus pathétique dans ce que tu m’as lu, Korzé , c’est que si Faurisson avait reçu l’adoubement de la part des critiques littéraires suite à ses articles sur Lautréamont et Rimbaud, il serait devenu célèbre et ne serait certainement jamais tombé dans le négationnisme.

-     Sauf que j’ai l’impression que ses articles sur Rimbaud et Lautréamont sont tout aussi fumeux que ses théories négationnistes, patron.

-     Ils donnent tout de même matière à interprétation alors que même les nazis ont reconnu l’existence des chambres à gaz pendant le procès de Nuremberg ,ce qui démontre qu’il nie l’indéniable .

-     Faurisson affirme que tout témoignage d’un nazi ,  tout écrit pendant la guerre ou après la fin de la guerre a forcément été obtenu par la torture et n’est donc pas valable.

-     N’importe quoi !

-     Je vais vous laisser  patron mais avant de vous quitter, je vous cite cette  phrase de Primo Lévi qui résume tout : « Celui qui nie la réalité d’Auschwitz est celui-là même qui serait prêt à recommencer. »

Sivincci raccrocha et une fois seul, il songea que bien que nul n’ait jamais réussi à empêcher Faurisson de nuire avec ses théories négationnistes , on pourrait peut-être le mettre finalement en cabane pour mauvaise influence sur une personne ayant pris connaissance de son interprétation de « Voyelles » de Rimbaud. Ce triste sire allait finir par réussir à connaître la célébrité grâce à un tueur en série . Le téléphone le tira de ses pensées .

-     Lecointre à l’appareil…La petite de Franconville s’appelait Jeanne Michard…Disparue depuis quatre jours. Ses parents sont au commissariat , vous venez ?

-     J’arrive de suite , répondit Sivincci.

 La première action qu’il mena de suite fut d’avertir Balembois de l’identité de la jeune fille et de lui ordonner de joindre immédiatement le commissariat de Versailles pour en savoir plus sur son âge, etc… La deuxième fut de composer  le numéro de Myriam et il  commença par l’habituel «  Comment qu’c’est ?» utilisé par tous les Ritalorrains du monde en lieu et place de «  Comment ça va ? » et qui était rapidement devenu leur  mot de passe ouvrant les portes de leur connivence de couple. Il lui expliqua qu’il était sur une nouvelle affaire qui allait l’accaparer énormément et qu’il rentrerait soit très tard , soit pas du tout cette nuit. Elle lui  répondit qu’elle  comprenait parfaitement et qu’elle  l’embrassait tendrement.

Ce fut ensuite Auchaland qu’il tenta de joindre sur son portable et qui décrocha de suite. Il était chez Justine, rue Lalande dans le XIV ème arrondissement de Paris. Sivincci lui annonça ce que venait de lui apprendre le lieutenant Lecointre du commissariat de Pontoise et lui proposa de l’accompagner interroger les parents de la jeune fille dont le corps avait été retrouvé à Franconville et qui avait été identifiée .Il lui dit également  qu’elle s’appelait Jeanne Michard  .Il lui proposa ensuite de le retrouver porte d’Auteuil , en face du stade Hébert, juste à côté de la jolie fontaine , vers l’hippodrome ,  ce qui permettrait à chacun de ne   faire que  la moitié du chemin et de gagner du temps.

Auchaland et Sivincci se retrouvèrent sans problème porte d’Auteuil. Le commissaire laissa son lieutenant garer sa voiture personnelle route des fortifications puis il lui demanda de  conduire la Laguna de service. La sonnerie du  portable de Sivincci rompit le silence qui régnait dans l’habitacle . Il répondit :

-     Sivincci à l’appareil.

C’était Balembois qui tenait à lui communiquer ses premières conclusions. Cette fois encore , la jeune fille n’avait pas subi d’outrage sexuel . En revanche, par rapport à Mathilde Lagarde , elle n’était pas vierge . Le légiste avait repéré des marques aux bras et aux chevilles de la dépouille , ce qui l’amenait à penser qu’elle avait été attachée à une chaise pendant un assez long moment, tout comme Mathilde. Il pensait qu’elle aussi avait été attachée nue. Peut-être que l’assassin procédait à chaque fois à un rituel. Sivincci raccrocha et résuma de suite à Auchaland ce que venait de lui annoncer Balembois.

Auchaland hochait la tête en écoutant son supérieur tout en surveillant la circulation quand son portable sonna. Il décrocha et répondit :

-     Lieutenant Auchaland, j’écoute.

Il ne dit plus rien mais continuait de hocher la tête de plus belle. Il prononça simplement « Pas con du tout ! »  puis «  je t’embrasse » et il raccrocha.

-     C’était Justine, dit-il à Sivincci. Tu sais ce qu’elle m’a dit ?

-      Vas-y !

-     Elle m’a dit : « A » c’est Mathilde et « E  »  c’est Jeanne. Tu vois le coup ?

-     Pas vraiment…

-     Fortiche , la petite ! Tu prends Mathilde et la première voyelle , c’est un « A » et tu prends Jeanne et la première voyelle , c ‘est un  « E ».

-     Bien vu…le type les sélectionne en fonction des premières voyelles de leur prénom.

-     Un peu , mon neveu !

 Puis Auchaland continua de conduire en silence. Il  alluma l’autoradio , se cala sur FIP , augmenta le volume sonore en reconnaissant « Everybody needs somebody to love » et sifflota avant de lancer :

-     Tu vois, Véeiff, j’entends ce morceau et c’est tout le film les Blues Brothers qui défile devant mes yeux.

-     Oui, répondit laconiquement Sivincci. La prochaine, à ton avis, elle va se prénommer Lise, Viviane, Ninon, Mireille ? J’en passe et des meilleures…

-     T’inquiète ! On arrêtera ce malade avant qu’il n’en soit à la lette « I ».

-     Et comment , gros malin ? On n’a rien.

-     Il va forcément commettre une erreur.

-     J’espère qu’il l’a déjà commise. C’est pour cette raison que ce que vont nous dire les parents de la dernière  victime est primordial.     

En début de soirée , le commissariat de Pontoise était des plus calmes et Sivincci, suivi d’Auchaland, prit directement la direction du bureau de Lecointre .Le lieutenant leur expliqua que la photographie du visage de la nouvelle victime avait été largement diffusée et que le rapprochement avait été rapidement établi avec Jeanne Michard dont la disparition avait été déclarée par ses parents quatre jours plus tôt. Il indiqua également aux deux policiers que les parents étaient installés dans une salle avec une de ses collègues. Madame Michard s’était évanouie à l’annonce de la découverte du corps de sa fille et son mari était plongé dans un mutisme profond. Il n’avait donc pas pu les interroger. Un médecin avait pris en charge la malheureuse mère et maintenant , il fallait procéder à l’interrogatoire des deux parents.

Sivincci savait que c’était lui qui devait s’y coller. Il demanda à Lecointre de le conduire jusqu’à la salle où attendaient madame et monsieur Michard. Juste avant de rentrer , il dit à Lecointre qu’il voulait d’abord se rendre aux toilettes. Le lieutenant lui montra la porte . Sivincci entra, se passa les mains sous l’eau froide , s‘aspergea le visage à grandes eaux , s’essuya avec du papier qu’il prit dans le dévidoir puis se mira dans la glace fixée au dessus des lavabos. Pas la grande forme ! Il ferma les yeux, inspira longuement, expira lentement, inspira de nouveau  puis  se mit en apnée. Il recommença. Sans même prendre son pouls, il sentit que son rythme cardiaque avait baissé. Il pouvait y aller. Il était prêt à descendre dans l’arène même si , cette fois, ce n’était plus à lui d’annoncer l’assassinat de leur fille aux deux  parents.

Sivincci entra , salua  monsieur et madame Michard, prit une chaise et s’assit juste en face du couple, de l’autre côté de la table en demandant à la collègue de Lecointre de les laisser seuls. Il commença par leur annoncer qui il était puis leur présenta ses condoléances. Madame Michard le fixait d’un regard absent et Sivincci comprit de suite qu’elle était sous sédatif. Quant à son mari, il ne disait absolument rien et regardait ses mains posées sur la table , les doigts entremêlés, comme s’il récitait une longue prière silencieuse. Sivincci continua de lui poser deux ou trois questions conformément à la procédure habituelle puis face au mutisme du couple , il décida de renoncer et de rejoindre Auchaland et Lecointre. Il quitta la salle , indiqua à la collègue de Lecointre qu’elle pouvait y retourner et, la mort dans l’âme, annonça à Auchaland et Lecointre qu’il n’aurait aucune information de la part des parents ce soir car ils n’étaient pas en état de les leur fournir. Les deux lieutenants ne pipaient mot, ce qui le poussa à réagir :

-     Allez, Lecointre,  tous les trois, on va passer en revue tout ce que vous avez déjà récolté sur cette fille ! Il faut vraiment qu’on avance.

-     Pas de problème, rétorqua Lecointre , on n’a qu’à s’installer dans mon bureau.

-     On peut peut-être prendre juste le temps de  se jeter un petit caoua avant ? proposa Auchaland .

-     Pas d’objection, lui répondit Sivincci , ce qui poussa Auchaland  à lui faire remarquer que depuis qu’il vivait avec une femme juge , il avait modifié et adapté  son langage .

Sivincci sourit et en oublia un bref instant les parents de Jeanne Michard   puis  il  lança en lui tapant sur l’épaule droite : « J’espère qu’il va t’arriver la même chose maintenant que tu fréquentes sérieusement  une prof agrégée de français. » .

Une fois dans le bureau de Lecointre, Sivincci exposa aux deux lieutenants   la façon dont il entendait  procéder. En fait, il voulait collationner tout ce que Lecointre avait recueilli sur Jeanne Michard et le rapprocher de ce qu’ils savaient sur Mathilde Lagarde et essayer de trouver dans un premier temps  ce qu’il y avait de commun aux deux dossiers pour investiguer plus particulièrement  ces différents  points  et , éventuellement, pouvoir  remonter ainsi  jusqu’à l’assassin. Lecointre était en possession de quelques éléments recueillis rapidement auprès des voisins des Michard mais  rien de particulier ne ressortait du dossier  dans lequel on notait que Jeanne était une  jeune fille comme il y en avait tant d’autres . Elle avait 20 ans , semblait particulièrement brillante à ce que disait la voisine et elle suivait des cours de prépa HEC au Lycée Louis le Grand à Paris. Elle n’occupait pas de job  de vacances en juillet mais la voisine avait entendu sa mère dire qu’elle devait partir encadrer des enfants dans un  centre de vacances début août.

-     Finalement, le seul point commun entre Jeanne et Mathilde, c’est  qu’elles habitaient toutes les deux à Cergy-le Haut, fit remarquer Sivincci . Lecointre, vous avez un plan ?

Le lieutenant Lecointre ouvrit un tiroir et en sortit un paln de banlieue . Il l’ouvrit et chercha la page . Au bout d’un moment , il répondit :

-         Quand on y regarde bien , elles sont pratiquement du même quartier.  C’est relativement proche.

-     Exact, approuva Auchaland.

-     Paul, appelle de suite les Lagarde et demande-leur si Mathilde connaissait Jeanne Michard !

-     Dacodac, grand chef !

Auchaland quitta le bureau de Lecointre en sortant de la poche de sa veste son portable et en l’exhibant pour bien montrer à son patron qu’il allait téléphoner. Sivincci était debout , près du paper-board où il avait écrit en gros « MATHILDE » et « JEANNE » sur chacune des deux parties à peu près égales et qu’il avait délimitées d’un gros trait noir. Il commença par écrire dans  chacune des deux colonnes pour construire une sorte de tableau synthétique. Il entoura de rouge le « A » de Mathilde puis le « E » de Jeanne . Lecointre le regardait silencieusement  remplir les cases quand Auchaland réapparut.

-     Les parents de Mathilde sont formels : ils n’ont jamais entendu parler de Jeanne Michard. Elles ne se connaissaient apparemment pas. A vérifier tout de même quand les Michard iront mieux . Ah oui, Mathilde n’a aucune ascendance juive...j’en ai profité pour leur poser la question

-     Ca élimine quasi-définitivement  la piste du tueur qui se serait vaguement  inspiré des théories négationnistes de Faurisson, reprit Sivincci. On n’y croyait pas trop !Bon,  j’ai fini mon petit tableau, continua-t-il en s’écartant légèrement sur la droite pour que les deux hommes voient nettement le paper-board.

Il laissa passer le temps nécessaire à la lecture et à l’analyse de ce qu’il avait écrit puis continua :

-      A part le fait qu’elles habitaient toutes les deux le même quartier , il n’y a rien de commun entre elles .C’est pour cela que ce point qui paraît  anodin de prime abord est important pour moi. Mathilde habitait  rue de l’orangerie alors que l’adresse des Michard,  c’est allée de la futaie. Tenez , sur le plan, on voit que ce n’est pas très éloigné, dit-il en leur montrant une nouvelle fois  la page .

-     C’est quand-même mince, commenta Lecointre.

-     Pas tant que ça, reprit Sivincci.  Elles ne se connaissaient pas, il n’y a aucun doute là-dessus  mais je peux vous affirmer avec certitude que l’assassin les connaissait parfaitement  toutes les deux .Aucune des deux ne se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. L’assassin cherchait d’abord une fille dont le prénom comportait  un « A »  comme première voyelle de son prénom puis une  autre dont la première voyelle du  prénom était cette fois un   « E » . Il tournicote dans ce quartier et il les a trouvées plutôt  facilement après les avoir sélectionnées, si je puis m’exprimer ainsi. Les choix de Mathilde et de Jeanne ne sont pas les fruits du hasard . 

-     Tu crois ? lui demanda Auchaland.

-     Je ne crois pas , j’en suis sûr… Maintenant , quand on y regarde bien , la tâche n’en demeure pas moins difficile. Le type qu’on recherche , ce peut être un commerçant , un employé de mairie , un fonctionnaire qui aurait été en contact avec les deux , un serveur dans  un bar ou un restau du coin et  qui aurait vu leur prénom sur une carte bancaire , etc… J’en passe et des meilleures… 

-     Y’a une palanquée de possibilités, bougonna Lecointre .

-     Exactement.

-     Alors , qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

-     Je n’en sais fichtre rien, Paul. Le mieux, selon moi, c’est d’aller nous coucher… La nuit porte conseil. De toutes façons, demain matin , chacun fait ce qui a été prévu ,  c’est-à-dire enquêtes de routine autour des trajets A  et B à Cergy,  comme je l’ai déjà expliqué à l’équipe . Je n’ai rien de mieux à vous proposer. Quant à moi, je reviendrai ici puis j’irai interroger à leur domicile les parents de Jeanne Michard qui, j’espère,  seront en mesure de répondre à mes questions .

-     Pas de problème , conclut Auchaland.

-     J’ai tout de même une petite idée, reprit Sivincci. Comme je suis persuadé que le tueur exerce forcément dans le quartier de Cergy-Le-Haut, on va questionner tout le quartier dès demain après-midi . Tout, tu m’entends, tout ! Les employés de mairie, tous les commerçants , les salariés du complexe des cinémas  UGC, les employés du bureau de  poste , de la SNCF, les serveurs de bars,  etc…

-     C’est un travail de fourmis !

-     Oui, mais on va s’y mettre quand-même… 

Les deux policiers versaillais prirent congé de Lecointre et regagnèrent leur véhicule. Auchaland mit le contact, démarra en souplesse puis alluma l’autoradio en sélectionnant une station spécialisée dans la diffusion de musique classique, ce qui , sur le coup , intrigua quelque peu Sivincci qui ne le savait pas amateur de grande musique mais plutôt de rock , jazz et blues. Pratiquement pas un mot jusqu’à la porte d’Auteuil où Auchaland récupéra sa voiture personnelle. Une fois seul  dans la Laguna ,  Sivincci prit la direction du Bois de Boulogne en longeant l’hippodrome d’Auteuil par la route des fortifications, prit ensuite la longue ligne droite jusqu’à  l’hippodrome de Longchamp cette fois, traversa la Seine   puis regagna le domicile de Myriam à Suresnes. Il était pratiquement 2 heures du matin. Il  eut la chance de trouver une place de parking juste en bas de l’immeuble. Il monta , mangea rapidement et silencieusement  une pomme puis  se lava les dents, prit une douche chaude et se mit au lit. Le corps de Myriam avait réchauffé les draps du grand lit  et il se lova contre elle . Il n’avait pas vraiment sommeil . Il était simplement las…Peut-être que finalement ce monde n’était pas assez ancien pour continuer à engendrer de tels individus. Puis  il finit par  s’endormir.

Une sonnerie le tira de son sommeil. Il crut tout d’abord que c’était le réveil mais il n’était que 5 heures du matin. Il comprit alors que c’était le téléphone. Il se leva et marcha prestement jusqu’au combiné. Il décrocha d’un geste vif  . C’était Lecointre.

-     Sivincci ?

-     Lui-même…

-     Faut que vous veniez rapidement. On a trouvé quelque chose . Je crois qu’on le tient…je vous donne l’adresse .

Véeiff sut de suite que Lecointre évoquait le tueur inspiré par le poème de Rimbaud. Il prit le bloc posé près  du téléphone ainsi qu’un stylo et nota ce que Lecointre lui dictait. Puis, il alla jusqu’à la salle de bains et se débarbouilla sommairement. Il ne prit pas le temps de chercher des vêtements propres et enfila en quatrième vitesse  ce qu’il portait la veille. Sans bruit, il sortit de l’appartement et courut jusqu’à la voiture garée juste à côté. Il démarra et prit directement la direction de la Défense pour rejoindre rapidement l’autoroute A 15. Il alluma son portable et appela Auchaland mais il tomba sur sa messagerie vocale . Ce con ne lui avait pas laissé le numéro de Justine chez qui il était probablement retourné. La mort dans l’âme, il lui laissa un message avec l’adresse donnée par Lecointre. Il appuya nerveusement  sur le champignon.

Il fut à Osny en moins de 30 minutes. De nombreuses voitures de police étaient garées en bas de la cité, route d’Ennery . Il se gara sur le bord du  trottoir pour gagner du temps. Il sortit sa carte pour franchir la barrière de sécurité gardée par un OPJ. Il grimpa les escaliers qu’il préféra à l’ascenseur et  arriva rapidement au 2ème étage où il vit les portes des deux premiers appartements ouvertes. Celle de droite avait manifestement été fracturée . Lecointre l’attendait sur le palier et lui fit un signe de la tête pour lui signifier de le suivre. Dans le couloir de l’appartement , en face des escaliers, Sivincci aperçut le corps d’un homme âgé qui gisait. Du sang s’écoulait doucement  de son oreille droite et avait commencé à dessiner une petite flaque sur la moquette grise.  Lecointre enjamba avec précaution le corps et vint à la rencontre de Sivincci.

-     C’est un vrai truc de dingue ! Figurez-vous , commissaire, que le papy était  sourd comme un pot. Il a l’habitude de regarder la télé avec le son pratiquement à fond. Naturellement, ça prend la tête de son voisin parce que l’immeuble n’a pas l’air d’être bien insonorisé et il est  venu lui signifier plusieurs fois de baisser le son , ce qui a déjà provoqué plusieurs altercations verbales  par le passé . Le coup de gueule de ce soir a tourné au vinaigre . Ils en sont venus aux mains aux environ de minuit  dans le couloir de l’appart et le jeune d’à côté a dû pousser un peu trop fort le papy dont la tête a heurté la table basse dans sa chute. Conclusion : traumatisme crânien ayant entraîné la mort sur le coup. Alertée par le bruit, la mamie a rappliqué pendant que le jeune d’à côté se carapatait. Elle a tout d’abord voulu porter secours à son mari mais elle a vite  compris qu’ il avait passé l’arme à gauche. Elle nous a  appelés, enfin les collègues qui sont venus rapidement aux alentours de deux heures du mat parce que la dame avait complètement perdu les pédales et qu’elle a mis presque deux heures pour sortir de son état . Ils ont de suite lancé un avis de recherche au nom du voisin qui s’appelle Kevin Deguelt. Quand je suis arrivé aux environ des trois heures ,  j’ai commencé par interroger madame Bricourt qui m’a raconté comment son mari avait été poussé par le voisin. Ensuite, j’ai fait forcer la porte de l’ appartement d’à côté…Suivez-moi !

 Lecointre et Sivincci passèrent dans l’appartement de droite qui commençait par un petit couloir débouchant sur une petite cuisine  à gauche. Il fallait ensuite traverser   une salle de séjour assez agréable et plutôt  décorée avec goût  à droite pour arriver dans une chambre meublée d’un lit à une seule place, d’un bureau avec une chaise et de deux étagères remplies de livres divers dont bon nombre d’albums de bandes dessinées.

-     La salle de bain et les chiottes ? demanda Sivincci.

-     A côté de la cuisine , à gauche… Je vous les montre si vous voulez mais croyez-moi, ce n’est pas la peine , c’est ici que ça se passe , répondit Lecointre .En vous attendant, j’ai fouillé rapidement l’appartement.  Les pièces  ,  les placards de l’entrée , l’ armoire qui est dans la salle de séjour. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps parce que ce n’est pas très grand…alors je suis retourné dans cette chambre et j’ai feuilleté les bouquins. J’ai tout d’abord commencé par les livres et j’en ai fait une bonne dizaine, ce qui m’a pris plus d’une heure  quand je me suis dit qu’il fallait certainement regarder du côté des BD .J’ai encore passé pratiquement une heure à éplucher les albums de BD et j’ai enfin trouvé  et alors je vous ai appelé. 

Il tendit à Sivincci un grand album dont le titre était « Les Ethiopiques », scénario et dessins de Hugo Pratt .

-     Corto Maltese, reconnut immédiatement Sivincci. Je l’avais acheté à sa sortie . Il doit toujours traîner quelque part  chez mes parents.

 Il l’ouvrit et tomba mécaniquement sur la page 40 qui semblait avoir été sélectionnée avec un marque-page. En l’occurrence, c’était une photo de qualité assez moyenne  car imprimée sur du papier traditionnel . Sivincci reconnut tout de même facilement  Mathilde Lagarde devant un mur blanc,   entièrement nue et non  bâillonnée  , attachée aux niveaux des chevilles aux pieds métalliques  d’une chaise en bois comme on en trouve habituellement  dans les salles de classe , les mains derrière le dos et apparemment solidement ficelée à l’aide de cordes  au niveau de la poitrine . De grosses larmes ravinaient ses joues creusées par la terreur que les taches de rimel accentuaient encore plus.  De fait , ses jambes étaient largement écartées et son sexe apparaissait nettement . Son ravisseur  l’avait entouré de plusieurs coups de crayons rouges. Vu la façon dont cela rendait, on pouvait aisément penser qu’il l’avait fait rageusement . Au verso de la photo , Sivincci put lire deux phrases écrites à la main :

«  Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien ,

Par la nature ,- heureux comme avec une femme. ».

-     Cette fois, je connais… Toujours Rimbaud . Et si je me souviens bien , Charlebois l’avait mis en musique, dit-il comme pour chasser la nausée  provoquée par la vision de la jeune fille sur la photographie.

-     C’est pas fini, lui lança Lecointre en lui tendant un deuxième album de BD.

-     Jeanne Michard ? lui demanda Sivincci.

Lecointe acquiesça simplement d’un signe de tête . Il examina l’album. C’était «  Griffu », scénario de Jean-Patrick Manchette et dessins de Jacques  Tardi. La photo était glissée entre les pages 16 et 17. Elle représentait Jeanne Michard  portant uniquement un soutien-gorge noir et attachée à une chaise devant un mur blanc  dans exactement la même position que Mathilde Lagarde, c’est-à-dire jambes nettement  écartées . Elle pleurait également et si elle semblait plus sereine que Mathilde , c’était uniquement parce qu’elle n’était pas maquillée et qu’elle n’avait par conséquent pas de taches de rimel. Sivincci retourna la photographie . Il lut à haute voix :

« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

D’où sortaient de noirs bataillons

De larves , qui coulaient comme un épais liquide

Le long de ces vivants haillons. »

-     Ca vous dit quelque chose , Lecointre ?

-     Pas le moins du monde.

-     Ca me fait tout de même penser à « noir corset velu des mouches qui bombinent autour des puanteurs cruelles ».Nom de nom , faut que je parvienne à joindre Justine !

Lecointre lui lança un regard où perçaient la surprise et la curiosité. Il le vit prendre son portable et chercher un numéro en mémoire dans le répertoire.

-     Bon Dieu, Paul , j’tai laissé un message cette nuit… Je t’avais pourtant bien dit de laisser ton portable allumé tout le temps …OK, OK…Justine est près de toi ? Passe-la moi !

Sivincci  lut à Justine  les quatre vers écrits au verso de la photo de Jeanne Michard puis écouta consciencieusement les explications de la prof de Français. Il hochait la tête en disant « tout à fait » ou « j’ai compris » . Il remercia Justine et lui demanda de lui passer de nouveau Auchaland.

-     Faut que tu files  fissa à l’usine  !Lecointre a lancé un avis de recherche au nom de Kevin Deguelt . C’est notre client ! Pas de doute là-dessus. Je veux que tu coordonnes les informations qui vont remonter et que tu nous tiennes au courant à chaque fois que t’auras du nouveau. Pigé ?  Tu appelles Korzé et tu lui demandes de me rejoindre ici  le plus rapidement possible. Note l’adresse !

Auchaland lui répondit qu’il avait compris et qu’il fonçait de suite au commissariat de Versailles. Sivincci referma le clapet de son téléphone portable et déclara à Lecointre :

-     Cette fois, c’est du Baudelaire, pas du Rimbaud …Justine m’a dit que Rimbaud vouait une admiration sans borne à Baudelaire et que « Voyelles » est largement inspiré de « La charogne »,  composé par Baudelaire.

-     Je ne vous suis pas très bien , commissaire.

-     Pas grave ! Juste que les vers écrits derrière la photo de Jeanne Michard sont tirés d’un poème de Baudelaire dont le titre est «  La charogne » .  Dans les BD , vous avez trouvé d’autres photos ?

-     Non, mais je n’en ai fait que la moitié, répondit Lecointre en montrant la pile d’albums .

-     Mettez de suite deux hommes la-dessus ! On ne sait jamais !

Lecointre n’eut pas le temps de répondre car la sonnerie de son portable l’en empêcha . Il prit l’appel et écouta. Une fois qu’il eut raccroché, il dit à Sivinnci :

-     C’étaient mes collègues du commissariat de Pontoise. Vous aviez raison . Votre hypothèse portant sur le quartier qu’elles habitaient toutes les deux, c’était pas con du tout.

-     Pourquoi ?

-     Kevin Deguelt est le facteur qui a en charge la distribution du courrier dans le quartier. Il avait donc très facilement les prénoms et les adresses de ses victimes.

-     Il a de la famille, ce Kevin ? Histoire d’avoir un peu plus de grain à moudre à son sujet.

-      Oui, mais plus dans la région. Je vais vous lire ce que j’ai recueilli.

-     Allez-y !

-     Né le 12 juillet 1975 à Courbevoie . Père et mère instituteurs . Un frère prénommé Julien et plus âgé de trois ans. Il est inspecteur des impôts en Alsace.  Ses parents sont partis s’installer dans le Lot une fois en retraite.

-     OK, pas la peine de continuer ! Vous me retrouvez rapidement ses collègues du bureau de poste où il bosse . Il faut les faire parler…Il devait forcément se confier de temps en temps à eux. Encore une seconde, il faut faire surveiller le domicile de son frère en Alsace et celui des parents au cas où il aurait décidé d’aller se planquer chez eux mais ça m’étonnerait fort. Lecointre, appelez Auchaland au commissariat de Versailles pour qu’il s’occupe de ces deux points !

Un des deux OPJ à qui Lecointre avait demandé de fouiller dans les albums de BD  arriva avec dans la main gauche une photo et dans la droite «  Arizona Love » un album des aventures du  lieutenant Mike Blueberry par Charlier et Giraud.

Il tendit la photo à Sivincci en lui disant :

-     Je l’ai trouvée page 14.

Sivincci examina la photographie qui représentait une jeune fille entièrement nue mais avec un chapeau noir sur la tête qui chevauchait une longue chevelure teinte en vert , attachée au même type de chaise que Mathilde et Jeanne, jambes écartées et sexe béant.

-     C’est la lettre « I » ? l’interrogea Lecointre.

-     Malheureusement, je ne crois pas. Je pense que c’est « U » , ce qui signifie qu’il y a forcément  dans un des albums restants la photo d’une jeune fille dont la deuxième lettre du prénom est « i » mais qui nous laisse espérer  qu’il n’y a  peut-être pas de « O ». Le tueur suit l’ordre donné par Rimbaud : a, e, i, u , o. Selon moi, il ne serait pas passé de « E »  à « U » sans avoir exécuté « I » . C’est un pervers méthodique. 

-     Et pourquoi « U » , commissaire ?

-     Parce que dans le poème de Rimbaud, la voyelle « U »   correspond à la couleur verte et que dans une interprétation dont semble s’inspirer notre ami, la forme de cette lettre renverrait à la chevelure d’une femme . « I » , c’est la bouche de la femme et elle est rouge.   

Sivincci retourna la photo et lut :

-     Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D’une femme inconnue , et que j’aime , et qui m’aime.

Ca tout de même, je connais, c’est du Verlaine . J’ai étudié ce poème quand j’étais  au lycée à Verdun en seconde ou en première et je m’en souviens parfaitement , continua-t-il .

-     Ce qu’il écrit derrière les photos, ça tourne toujours autour des femmes ou de la mort, sembla constater Lecointre.

-     Je pense qu’il a connu une grosse déception amoureuse…Une déception qui l’a poussé à tuer quatre jeunes femmes, si ce n’est plus. Il faut qu’on réfléchisse ensemble, Lecointre. Ce type a forcément une sorte d’endroit secret où il retient ses victimes  et où il les photographie avant de les tuer et de les empaqueter. Elles ne sont pas bâillonnées, ce qui démontre qu’il peut les laisser hurler sans craindre que leurs cris alerteront éventuellement de proches voisins. Cet endroit secret est donc isolé. A mon avis , c’est là-bas qu’il s’est planqué…

-     Certainement mais autant retrouver une aiguille dans une botte de foin.

-     De la méthode , Lecointre… Comme dirait mon patron ,   la réflexion doit toujours  précéder l’action.

Sivincci sourit en songeant à Lechouvier puis il  examina visuellement le salon  dans lequel Lecointre et lui étaient assis. Il remarqua que le téléphone fixe posé sur une petite table avait un amplificateur. Il reprit :

-     On appelle Auchaland …Dans trois têtes, il y a des milliers d’idées. On se fait un brain-storming au téléphone.

Il brancha l’amplificateur pour que Lecointre puisse entendre puis il joignit de suite Auchaland qui lui annonça qu’il avait contacté Korzé et Leïla pour qu’ils rappliquent dare-dare à Osny au domicile de Deguelt. Il avait maintenant le signalement de Kevin Deguelt et il l’avait fait diffuser dans tous les commissariats et gendarmeries de France.

-     C’est marrant, j’ai récupéré  une photo de lui en tenue de   facteur et tu croirais que c’est le jeune qui tenait le rôle principal dans Diva de Beneix . Tu te souviens du film, Véeiff ? Excellent, hein …

-     Tout à fait , mais on en parlera un peu plus tard …Je pense que le fugitif est sagement planqué dans son coin peinard, exactement là où il enfermait ses victimes. Un appartement isolé, une maison à l’écart… C’est forcément un endroit un peu isolé , à l’abri des regards indiscrets et éloigné  de tout voisin qui aurait pu entendre des cris.

-      Un peu comme la ferme de Curillon ?

-     Si tu veux, Paul , mais pas aussi sophistiqué. Je ne crois pas qu’il ait  une salle entièrement dédiée à ses rituels de sacrifice. D’ailleurs Deguelt ne pratique pas de sacrifice . Il sélectionne des filles en fonction de leur prénom puis les tue en les étranglant . Il doit éprouver une certaine jouissance à les voir le supplier et c’est certainement pour cette raison qu’il les garde quelques jours emprisonnées.  Il ne les viole pas , ne les marque pas. Il met simplement en avant une partie de leur corps correspondant à une interprétation d’un poème de Rimbaud. Ceci pour lui, doit signifier sans doute qu’il a pris possession du corps de sa victime .

-     Pour moi, il est largement  tout aussi tordu que Curillon.

-     Si tu veux. Paul… Il faut que tu joignes son frangin ou ses parents pour savoir s’ils n’ont pas une petite cagna dans le coin et  qu’aurait pu utiliser Deguelt pour détenir ses victimes.

-     C’est noté. Je les appelle dès qu’on a fini.

-     Pour moi, Deguelt est toujours dans le coin . A une trentaine de kilomètres de Cergy tout au plus. Soit il a de quoi tenir question bouffe , soit il va devoir sortir pour acheter de quoi manger. Paul , tu fais diffuser sa photo et son signalement dans tous les magasins du département : boulangeries, hypermarchés , supermarchés.

-      S’il se méfie , il ira dans les hypers , même pour s’acheter une baguette de pain.

-     Certainement mais dans ce cas, il risque de devoir faire de plus longs déplacements et de  s’exposer aux contrôles routiers .

-     Je me renseigne du côté de la préfecture pour avoir l’immatriculation de sa voiture et je la fais diffuser.

-      Pas la peine . D’après madame Bricourt que j’ai interrogée , la voiture de Deguelt est toujours en bas, garée devant l’immeuble , objecta Lecointre. .

-      Bizarre, nota Sivincci. Sa photo, il faut aussi la diffuser dans les   Mac Dos ou tous  les restaus de ce type qui se trouvent dans le 95. C’est impersonnel et les employés ne remarquent pas forcément les clients qui défilent. Un type qui se planque et qui voudrait assouvir une petite faim y passe totalement inaperçu.

-     Ou mieux, il passe côté «  Drive » avec sa bagnole.

-     Pourquoi pas…Fais-y  mettre aussi les photos ! De toutes façons, même si on risque d’effrayer toutes les mémés de Cergy  qui vont avoir un coup de sang quand elles vont ouvrir leur quotidien préféré et qu’elles vont y reconnaître la photo de leur facteur recherché pour crimes sur d’innocentes jeunes femmes, on envoie la photo à tous les journaux du coin.

-      Et en attendant qu’est-ce que je fais ? demanda Lecointre.

-     Vous allez au bureau de poste de Cergy dont Deguelt dépendait et vous interrogez tous ses collègues. Il vous faut tout recueillir question habitudes , tics et manies. Passions, hobbies , etc…

-     Pas de problèmes.

-     Pour ma part, je retourne dans votre bureau , Lecointre, au commissariat de Pontoise  et j’attends des nouvelles de chacun. C’est bon ?

Lecointre et Auchaland confirmèrent qu’ils avaient bien noté ce qu’ils avaient à faire et Sivincci allait quitter l’appartement de Deguelt quand il vit arriver Korzéniowski.

-     Désolé patron, j’ai un peu de retard mais j’étais pas chez moi cette nuit et il a fallu que je rentre en métro suite au coup de fil de Paul pour récupérer ma voiture,  s’excusa-t-il.

-     T’excuse pas ! C’est de ton âge, lui répondit Sivincci.

Ensuite , Sivincci prit le temps d’expliquer au lieutenant ce qu’il s’était passé cette nuit  et lui confirma que désormais chacun était sûr et certain que le tueur en série qui s’inspirait de Rimbaud   était Kevin Deguelt et qu’ils étaient dans son appartement. Il lui résuma les trouvailles des photos de Mathilde et de Jeanne. Il lui dit qu’ils avaient trouvé la photo de la fille correspondant à la lettre « U » . Korzé fit intelligemment remarquer qu’il devait alors y avoir forcément une photo de la lettre « I » et Sivincci lui répondit que c’était pour cette raison qu’il avait demandé aux OPJ de continuer de chercher dans les albums de BD.  

-     Tu vas rester ici dans l’appart de Deguelt et tu vas tout fouiller de fond en comble. Nous cherchons l’endroit où il se planque et c’est forcément dans le coin. Quand Leïla arrivera, tu lui demanderas de t’aider à passer l’appartement au peigne fin.  Vermersch et son équipe d’experts ne devraient pas tarder à rappliquer. Vous m’appelez dès qu’il y a du nouveau.

Sivincci descendit jusqu’à l’endroit où il avait garé la voiture. Il allait monter quand il repensa à la rapide discussion qu’il venait d’avoir avec Korzéniowsi. Il prit son portable et composa un numéro sur le clavier.

-     Lecointre ? Sivincci à l’appareil…Quand vous serez au bureau de poste, vérifiez sa tournée et voyez si des disparitions ont été signalées par des familles habitant dans les rues où il distribue habituellement  le courrier. Je pense qu’il est encore trop tôt mais il y a indubitablement une jeune fille dont la deuxième lettre du prénom est un « U » qui a disparu . Une fois dans votre bureau , je vous rappelle pour vous faxer la photo de « U » directement au bureau de poste. Il monta dans la voiture et conduisit jusqu’au commissariat de Pontoise. Il grimpa à l’étage,   jusqu’au bureau de Lecointre.  Une fois installé, il appela Auchaland à Versailles.

-     T’as du nouveau ?

Auchaland lui apprit qu’il avait eu les parents et le frère de Deguelt au téléphone . Avec tact et diplomatie, il leur avait annoncé la triste vérité et leur avait demandé de prévenir la police au cas où ils seraient contactés par Kevin. Ils n’avaient jamais possédé de petit pavillon ou même un autre appartement qu’ils auraient plus ou moins prêté à Kevin et , à leur connaissance, il n’était pas propriétaire d’un quelconque bien.

-     Bon , continue ! lui ordonna  Sivincci . Tu m’appelles dès que tu as connaissance de quelque chose de nouveau .

Après avoir raccroché, il hésita un peu et se dit qu’il devait appeler Myriam pour lui parler et se relaxer mais il n’en eut pas le temps car la sonnerie de son portable rompit le silence. Il décrocha. C’était de nouveau Auchaland.

-     Véeiff ?

-     Oui, Paul…J’écoute.

-      On vient de nous signaler la découverte à Vauréal  du corps d’une jeune  fille nue avec des cheveux teints en vert . Elle était connue chez nous suite à une légère affaire de vol dans un grand magasin à Paris quand elle avait 16 ans. Une connerie de gamine… Elle  s’appelle Muriel Pruniaux et elle a 22 ans.

-     Et voilà notre fameuse lettre « U », pesta Sivincci. Te casse pas la tête à me la décrire , j’ai sa photo avec moi. Mis à part que Deguelt lui a teint les cheveux en vert , j’ai tous les éléments. Donne-moi son adresse !

-     25 , boulevard des explorateurs, à Cergy-le-Haut , lui annonça Auchaland.

-     J’y fonce. Si t’as du neuf, tu m’appelles.

Il ne fallut pas plus de dix minutes à Sivincci pour arriver devant la maison des Pruniaux. Ses oreilles furent agressées par des rifs de guitare électrique raccordées à des amplis crachant des tonnes de mégawatts dès qu’il sortit de l’habitacle de la Laguna. Il eut une pensée pleine de compassion  pour les pauvres voisins tandis qu’il appuyait sur le bouton de sonnette. Au bout de la  quatrième fois , il décida d’entrer . Il n’eut aucune difficulté à entrer car la porte n’était pas verrouillée. Le vacarme était toujours aussi intense. Il évitait les cannettes de bières , les cartons ayant contenu des pizzas , les gobelets en plastique, les bouteilles d’alcool vides...Le son semblait venir du bas, de la cave très certainement .Sivincci trouva une porte et vit les escaliers qui conduisaient en bas. Il descendit et se trouva face à un ado au visage couvert d’un petit duvet qu’il devait prendre pour de la barbe,  avec un casque sur les oreilles ,  vêtu d’une sorte de pantalon de treillis qui lui pendouillait autour des fesses et un tee shirt à l’effigie de Kurt Cobain à moitié caché par la guitare en bandoulière. Il sursauta quand il  vit Sivincci. La musique cessa.

-     Bonjour Kurt, c’est la police mais je ne suis pas méchant ! annonça Sivinnci.

-     Bordel, ne me dîtes pas que les connards d’à côté vous ont appelé à cause du bruit ! Font chier, ces cons !

-     Non mais ils auraient peut-être dû , lui répondit Sivincci. Je suppose que tu es un des membres de la famille Pruniaux .

-     Cédric Pruniaux , le fils… bonne pioche , répondit le guitariste.

-      Vu l’état de la maison  je présume également que tes parents ne sont pas là.

-     Non, ils sont partis pour quelques jours en vacances  avec des amis. Je suis tout seul .

-      T’as une sœur qui s’appelle Muriel ?

-     Oui, c’est ça . Je n’en ai qu’une.

-     Et tu l’as pas vue depuis quand,  ta sœur ?

-     Depuis trois jours , je crois…Depuis que je suis tout seul et que j’en profite pour faire des répets avec mes potes. Vont bientôt rappliquer d’ailleurs vu qu’on doit être fin prêts pour notre concert de début Août à Cergy.

-     Et tu sais où elle est , ta sœur ?

-     Ben oui…Elle est partie camper avec des amis. Elle devrait revenir demain, je crois. Elle est majeure et vaccinée Elle fait ce qu’elle veut, à son âge. Alors, tant qu’elle me laisse peinard,   je ne me  mêle pas de sa vie.

-     Elle est partie avec des copines du coin ?

-     J’en sais trop rien . Allez demander au 19. Y’a sa grande copine Claire qui habite là-bas. La maison des Ménestier, c’est à trois pâtés de maisons. Elles devaient partir ensemble mais je crois que Claire a eu un problème et elle n’a pas pu y aller.

-     OK , j’y vais. Juste une chose... Je vais revenir dans 15 minutes et t’auras intérêt à avoir tout nettoyé d’ici là. Si tes potes rappliquent , demande-leur de te filer un coup de main !

Sivincci laissa le futur Jimmy Hendrix à ses préoccupations. Il savait pertinemment qu’il aurait bientôt à lui annoncer la mort de sa sœur parce qu’il allait devoir lui demander de joindre ses parents sur leur lieu de vacances. La mort dans l’âme, il gagna rapidement  à pied la maison de Claire et, une fois face à la porte d’entrée , il appuya sur le bouton de la sonnette. Une femme d’une quarantaine d’années et au visage émacié  vint lui ouvrir. Sivincci se présenta , ne lui annonça pas la mort de Muriel mais mentit en lui disant simplement  qu’elle avait disparue, ce qui perturba tout de même madame Ménestier qui fit de suite le rapprochement avec les assassinats de Mathilde Lagarde et Jeanne Michard qui faisaient la une dans tout  le quartier car tout le monde en parlait. Il demanda à voir Claire, ce qui ne posa aucun problème car elle était présente . Il entra et pénétra jusqu’au salon où une jeune femme lisait un magazine tout  en écoutant la radio. Sa cheville droite était plâtrée . Madame Ménestier demanda à Sivincci si elle pouvait rester. Il ne refusa pas. Elle lui demanda également s’il voulait boire quelque chose. Il refusa poliment.

Claire lui raconta alors qu’elle s’était fait une grosse entorse, ce qui l’avait empêchée de partir camper avec Muriel et des amis . Elle lui parla de Muriel , de leur amitié qui existait depuis qu’elles étaient toutes petites. Elles étaient pratiquement comme deux sœurs , presque des jumelles car elles n’avaient que deux mois de différence d’âge. Alors forcément, elles se faisaient beaucoup de confidences et se racontaient pratiquement tout.

Sivincci évoqua le facteur qui s’appelait Kevin Deguelt et qu’elle devait connaître. Claire confirma. De plus, toutes les deux le trouvaient plutôt mignon et sympa. Elle lui raconta également qu’elles l’avaient rencontré dans une boom , un soir , il n’y avait pas très longtemps et qu’elles avaient pris des pots avec lui et dansé tous les trois comme des fous  sur la piste. Sivincci lui demanda le nom de la boîte où ils avaient dansé, elle objecta que ce n’était pas dans une boîte mais tout simplement lors d’une boom organisée à la va-vite par une bande de copains dans un grand local inoccupé. Quand Sivincci exigea plus de précisions, elle lui répondit que c’était un ancien hangar de stockage de la zone du parc d’activités  des Béthunes à Saint-Ouen-L’Aumône et que des copains savaient comment y entrer . C’était cool comme endroit, rajouta-t-elle en précisant que chacun n’avait qu’à apporter un peu de boissons et était alors assuré de passer une bonne soirée pour pas cher.

Sivincci sentit qu’il fallait creuser. Bien des jours plus tard, quand Auchaland lui demandera pourquoi il avait de suite flashé sur ce hangar, il ne saura pas répondre, incapable de trouver une explication rationnelle. Il savait que c’était LE lieu. Un point , c’est tout !

-     Tu te souviens de l’endroit ? Tu pourrais m’y conduire ?

-     Pourquoi pas…Sauf que dans ces zones industrielles, tout se ressemble ! Mais une fois sur place, je pense que je retrouverai sûrement le bâtiment , lui répondit-elle.

-     Allez , on fonce, lui dit Sivincci qui avait oublié que la cheville de la jeune fille était plâtrée. Juste le temps de prévenir ta maman.

Claire lui montra alors son plâtre et Sivincci stoppa net.

-     Bon , j’avais oublié …Je vais chercher la voiture et la garer juste devant ta porte  .

-     Pas de problème, je me débrouille pas trop mal avec mes béquilles.

-     J’appelle un collègue . Juste le temps de lui passer deux ou trois consignes !

Sivincci joignit Auchaland et lui ordonna de faire venir le plus rapidement possible  un groupe d’intervention  à Saint-Ouen-L’Aumône dans le parc d’activités des Béthunes parce qu’il  était quasiment sûr que l’endroit où se planquait Kevin Deguelt était dans cette zone mais il ne savait pas précisément dans quel bâtiment. Il lui dit qu’il avait emmené avec lui Claire , la meilleure amie de Muriel et que c’est elle qui allait reconnaître le hangar parce qu’il était persuadé qu’elle y  était déjà allée à l’occasion d’une boom organisée par une bande de jeunes dans ce local inoccupé .  

Dix minutes plus tard , Sivincci accompagné de Claire  était pratiquement arrivé à Saint-Ouen-L’Aumône .Il quitta l’autoroute A 15 puis  remonta la nationale 184 et prit ensuite la rue Marcel Dassault  pour se retrouver dans le parc d’Activités des Béthunes. Il fallait maintenant passer devant tous les bâtiments carrément  au petit bonheur la chance en espérant que le hasard le mènerait devant le local que   Claire pourrait reconnaître. Il commença par l’avenue de la mare  en se fiant à son plan de banlieue puis il bifurqua dans l’avenue du fief pour ensuite couper par l’avenue de Bourgogne. Claire était silencieuse .Quand il vit sur sa gauche un panneau indiquant  l’avenue d’Alsace-Lorraine, il tourna non pas par pure intuition mais simplement parce que l’évocation de la Lorraine l’inspirait. Au bout d’une centaine de mètres , Claire réagit et lui montra un bâtiment en lui  disant que c’était celui-là .

-     Tu es sûre ? lui demanda Sivincci .

-     Certaine, lui confirma-t-elle. Le soir de la boom , j’ai rencontré quelqu’un et nous sommes sortis pour être un peu plus au calme …Nous étions justement là , rajouta-t-elle en lui indiquant un petit coin en face du bâtiment .

Sivincci décida de garer la Laguna justement à cet endroit. Il prit son portable et appuya sur la touche qui lui permit  de faire automatiquement le dernier numéro appelé. Auchaland décrocha de suite.

-      Paul , c’est moi…J’ai l’adresse .C’est 12 B avenue d’Alsace-Lorraine dans le parc d’Activités des Béthunes à Saint-Ouen-l’Aumône. Tu confirmes fissa aux collègues du groupe d’intervention…Je ne peux pas me permettre de les attendre . Je crains fort que notre ami soit en train de s’occuper de la lettre « O » et je ne peux pas me permettre de lui laisser du temps .

-     Veieff, fais pas le con ! Attends-les ! La dernière fois , avec Curillon, ça a failli mal tourner.

-     Si je me souviens bien , on attendait cinq minutes de plus et Balin se retrouvait au paradis des flics.

-     C’est vrai …Fais gaffe tout de même  !

-      Sincèrement, je ne crois pas qu’il soit armé.

-     Moi non plus …Mais ces types, tu sais bien qu’il leur manque une case , alors on ne peut  jamais prévoir  de quoi ils sont capables.

Sivincci raccrocha et se tourna vers Claire.

-     J’y vais. Toi , tu m’attends dans la voiture  et tu ne bouges surtout  pas…Je te donne mon numéro de portable au cas où mais il ne te servira pas. Donne-moi le tien ! Si tu vois arriver le groupe d’intervention , tu leur dis que je suis parti dans le hangar.

Claire opina. Sivincci lui posa une question avant de partir en direction de la bâtisse.

-     Tu peux me décrire rapidement comment c’est à l’intérieur ?

-     L’entrée se trouve en face , petit côté. Je crois me souvenir qu’il y a une petite porte métallique.

-     Bien , continue ! Des fenêtres ?

-     Je ne sais pas trop. La boom avait commencé dans la nuit. A l’intérieur , c’était éclairé avec des spots de couleur .

-     Et qu’est-ce que tu as vu ?

-     Je dirais que c’est comme un hangar traditionnel avec des poutres métalliques qui passent au plafond ou alors qui supportent la toiture et vont de la dalle de  béton jusqu’au toit. Il y avait des murs en béton qui ne s’élèvent qu’à mi-hauteur de la structure totale . Sinon, pour moi , tout le reste est en tôle ou en métal.

-     Il doit bien y avoir une sorte de bureau ou au moins une cabine qui fait office de bureau ?

-     Ah oui, rétorqua Claire. Au fond , sur la droite,  il y a une mezzanine avec un bureau au dessus . Du moins, je pense que ce doit être le bureau. Je n’y suis pas montée.  Les toilettes sont juste en dessous. Le bureau a de grandes baies vitrées. A part cela, je n’ai pas souvenir d’autre point.

-     C’est parfait avec ce que tu m’as dit , la félicita Sivincci .     

Ils échangèrent leurs numéros et Sivincci passa son portable en mode vibreur . Il ouvrit la boîte à gants de la Laguna et prit une lampe-torche, vérifia qu ‘elle fonctionnait, la glissa à l’arrière de son jean. Il prit aussi une paire de menottes et les clefs   puis sortit de la voiture.

Il s’engagea directement dans  la direction de la porte métallique, de l’autre côté du bâtiment, comme le lui avait indiqué Claire .Il sortit son arme et mit son brassard .  Il trouva facilement la porte de couleur rouge située juste au dessus d’un petit escalier de quatre marches en béton et entouré d’une rambarde en acier . La rambarde ne lui permettait pas de prendre les précautions d’usage , c’est à dire de se mettre sur le côté et d’ouvrir la porte en se protégeant d’un éventuel tireur parce qu’elle ne lui laissait  pas assez de place. Il saisit la poignée et la tourna. Il constata que la porte n’était pas verrouillée. Il décida alors de l’ ouvrir  le plus silencieusement possible . Il était convaincu que le facteur était dans le bureau situé en  haut  de   la mezzanine car il se souvenait que sur les photos représentant les victimes ligotées nues sur une chaise  , les murs qu’on voyait en arrière-plan étaient blancs . Il attendit quelques secondes , prit une profonde inspiration , poussa doucement la porte qui ne fit aucun bruit et qu’il laissa entrebâillée pour les hommes du  groupe d’intervention   puis il pénétra d’un coup dans le hangar. Il se plaqua instantanément contre le mur et vit de suite  le bureau , en haut  sur la droite du bâtiment. La lumière qui pénétrait par des fenêtres de type  Velux encastrées dans les tôles du toit éclairait nettement tout le hangar  . Il resta immobile, dos  collé au mur et examina consciencieusement l’espace. C’était un grand hangar de stockage d’une surface au sol d’au moins 800 m2 et avec une hauteur sous plafond de près de 10 mètres.  Il estima rapidement  qu’il pourrait facilement aller jusqu’à  l’escalier situé juste sous le bureau en longeant le mur. Pas le moindre obstacle ne bloquait cet itinéraire .

Aucun bruit ne venait perturber le silence qui régnait dans le hangar. Sivincci prit la lampe-torche dans sa main gauche pour ne pas qu’elle frotte contre le mur et serrait son pistolet  fermement dans sa main droite. Il progressa ainsi lentement et sans bruit jusqu’à  l’ escalier qui était également en métal . Il attendit quelques secondes et se décolla lentement du mur . Puis il ôta le cran de sûreté de son pistolet et monta les premières marches de l’escalier métallique qui conduisait  jusqu’au bureau et qui se terminait par une petite plate-forme  qui lui offrait la possibilité cette fois  d’ouvrir la porte en bois et peinte en bleu avec les précautions d’usage. Il posa la lampe-torche et  se mit sur le côté , le pistolet tenu des deux mains puis d’un violent coup du pied droit , il fit valdinguer la porte en bois et pénétra dans la pièce en criant :

-     POLICE. Personne  ne bouge !

Au fond de la pièce , côté gauche , une jeune fille entièrement nue dont le pourtour des yeux avait été fortement mâchuré de bleu  était attachée sur une chaise jambes écartées, ficelées aux pieds. Côté droit, pratiquement face à Sivincci, un jeune homme aux cheveux blonds et plutôt longs était de dos devant une table où il avait disposé de longs sacs  plastiques de couleur noire. Il tenait à la main un rouleau de ruban adhésif. Il se retourna brusquement  , jeta violemment  le rouleau de ruban adhésif à la tête de Sivincci qui l’esquiva assez facilement et qui continua d’avancer. Le jeune homme bondit alors comme un coureur de cent mètres qui jaillit hors de ses starting-blocks pour prendre la fuite mais le policier bloquait la seule issue possible de la pièce et il  n’eut aucun mal à le saisir. Il n’était pas particulièrement costaud et il se débattait plus qu’il ne se battait. Sivincci lui asséna  un violent coup de poing dans l’estomac afin de  lui faire perdre sa respiration et lui passa de suite les menottes au poignet droit puis  l’attacha au radiateur. Il se dirigea ensuite vers la jeune fille, la détacha et la couvrit de sa veste de cuir. Il lui tapota doucement les joues afin de susciter une réaction mais elle demeurait passive. Il lui prit le pouls au niveau du poignet mais il ne sentit pas de pulsations. Il essaya de nouveau au niveau du haut du cou cette fois. Toujours pas de pulsations. Il plaça sa main devant sa bouche  d’abord et au  niveau des narines ensuite  puis résigné il ramena délicatement ses deux paupières sur ses yeux .

Il remit son brassard sur son tee-shirt puis sortit son portable pour appeler Auchaland. Il allait appuyer sur la touche quand il aperçut les premiers membres du groupe d’intervention au bas de l’escalier . Il avança au niveau de la porte pour qu’ils l’identifient. 

Son téléphone portable vibra. Il décrocha. C’était Korzéniowski qui lui annonçait qu’il avait trouvé une photo d’une jeune fille nue , attachée jambes écartées sur une chaise et qui  avait la bouche toute barbouillée de rouge. Je l’ai trouvée dans un album intitulé « Le troisième testament » page 13. 

-     C’est « I » lui dit Sivincci qui lui dit également qu’il venait d’arrêter Kevin Deguelt . Il continua :  Comme « I » est avant « U » dans le poème de Rimbaud, je crains fort qu’elle soit morte. On arrivera bien à lui faire avouer où il a caché le cadavre…I rouge…Tu peux me lire ce qu’il a écrit au dos de la photo ?

-     « Dites-moi où,  n’en quel pays,

Est Flora la belle Romaine ;

Archipiada ,née Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ;

Echo parlant quand bruit on mène

Dessus rivière ou dessus étang,

Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?

Mais où sont les neiges d’antan ! »

Korzé marqua un temps d’arrêt puis il reprit : 

-       Pour moi, c’est du vieux Français. Ca vous inspire , patron?

-      Non mais la copine de Paul nous en apprendra un peu plus.  Encore une fois , c’est un extrait d’un poème…Korzé, tu prends les BD et les photos  et tu rentres à l’usine .   

Il raccrocha et appela de suite Auchaland et lui ordonna de faire venir Balembois et Vermersch pour qu’ils passent au peigne fin la scène de crime . Puis il lui résuma tout ce qui venait de se passer. Auchaland lui demanda à quelle lettre correspondait la jeune fille qui était dans le bureau du hangar. 

-     C’est forcément « O » et « O » , c’est les yeux et  la couleur bleue, répondit-il , dépité en jetant une nouvelle fois un regard au cadavre de la jeune fille sur la chaise . Il vit Kevin Deguelt blotti contre le radiateur ,  comme un chien qui a peur des coups que son maître va lui donner.

Il expliqua au capitaine du groupe d’intervention qu’il avait besoin de prendre l’air quelques minutes. Sivincci quitta le bureau, descendit l’escalier et alla rejoindre Claire dans la voiture. Il lui dit que le tueur était pris et que c’était pour beaucoup grâce à elle. Il la félicita une nouvelle fois pour l’aide qu’elle lui avait apportée et pour son courage puis il lui dit qu’il fallait qu’elle soit maintenant encore plus courageuse. Et il lui apprit que Muriel, sa meilleure amie, celle qu’elle considérait pratiquement comme  sa sœur , était morte, sacrifiée par un fou, simplement parce que la deuxième lettre de son prénom était la voyelle « U ». Il eut envie de taper de toutes ses forces contre les vitres de la voiture quand il la vit fondre en larmes et quand il constata que  son corps secoué de spasmes semblait désormais être celui d’une marionnette désarticulée. Impuissant, il sortit de l’habitacle pour attendre Balembois et ses experts.

Quelques heures plus tard , Balembois lui annonça que la jeune fille avait été identifiée. Elle s’appelait Louise Cédron. Elle vivait seule dans le quartier et personne n’avait signalé sa disparition.  

Le corps de Lise Poli qui fut identifiée grâce à la photographie trouvée dans l’album de BD et qui correspondait à la lettre « I » , ne fut pas retrouvé et Kevin Deguelt n’avoua jamais où il l’avait caché. Elle avait disparue deux jours plus tôt et habitait le même quartier que les autres filles à Cergy. 

Justine confirma le soir même  à Sivincci que le poème écrit derrière la photo de Lise nue était « La ballade des dames du temps jadis » de François Villon.       

 

 La terre est bleue comme une orange

Jamais une erreur les mots ne mentent pas

Ils ne vous donnent plus à chanter

Au tour des baisers de s’entendre

Les fous et les amours

Elle sa bouche d’alliance

Tous les secrets tous les sourires

Et quels vêtements d’indulgence

A la croire toute nue .

                                            Paul ELUARD 

L’amour, la poésie.

                                                                                                                                       

 

 

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MONSIEUR MADELEINE DE MONTREUIL.                             

-     Il n’y avait pas beaucoup de monde ce mercredi après-midi au supermarché Champion qui se trouve juste à côté de la résidence Grand Siècle à Versailles... Mais non , ce n’est pas comme cela qu’il faut que je te la raconte,  cette affaire …Je pense qu’il est préférable que je  commence par la découverte du corps de ce pauvre homme…Tu sais, Justine, tu ne vas tout de même pas me faire le coup des mille et une nuits en m’obligeant à te raconter une  nouvelle histoire chaque soir .Primo, je ne m’appelle pas Schéhérazade et secundo, je ne tiendrai jamais le coup, déclara Auchaland en lançant un regard complice à Justine .

Il avait pris l’habitude de  passer de plus en plus  fréquemment ses soirées chez Justine, dans son appartement de la rue Lalande , tout près de la rue Daguerre dans le XIVème arrondissement de Paris parce qu’il devenait de plus en plus amoureux de la belle prof ainsi que de son quartier. Et elle lui avait demandé une nouvelle fois qu’il lui raconte comment ses collègues du commissariat de Versailles avaient réussi à venir à bout de malfrats ou d’assassins au cours de leurs différentes enquêtes . En fait , Paul Auchaland adorait lui parler de son travail car il avait senti qu’elle montrait une réelle curiosité pour tout ce qui concernait les investigations et les enquêtes  et il avait aussi remarqué que  les anecdotes qu’il lui relatait avaient pour effet de créer dans l’esprit de Juliette une représentation imaginaire dans laquelle il devenait  une sorte de héros tout droit sorti de la dernière série américaine qui passait à la télévision. C’était un réel  dilemme pour lui qui n’avait rien d’un héros et  ne voulait surtout pas que Justine le considère comme tel, lui qui avait endossé l’habit de flic pour faire comme son père, tout  simplement comme son père. Après tout,  peut-être que si son père avait été boulanger, il serait devenu boulanger…Quand il en parlait avec Sivincci, son chef, ils en riaient et Sivincci lui lançait : « Au moins moi, ça ne risquait pas de m’arriver vu qu’ y’a plus un seul mineur en France ! ». 

Auchaland contempla Justine et songea une nouvelle fois qu’elle était vraiment belle. Peut-être même qu’elle est trop bien pour moi, se prit-il à penser.           

Elle lui sourit, s’approcha de lui et l’embrassa tendrement.

-     S’il te plaît, Paul…Tu sais très bien que j’adore t’entendre raconter comment vous avez résolu certaines enquêtes.

-     OK, OK …Je m’en vais donc te narrer cette affaire . Apporte-moi donc une canette , s’il te plaît . Dès que je me mets à raconter , il fait soif !

-     Pas de problème.

Du salon à la cuisine du petit appartement de Justine , il n’y avait qu’un pas et elle revint rapidement avec une bouteille de 1664 , la bière préférée d’ Auchaland.

-     A Versailles , il y a un quartier que je trouve assez sympa, pas très éloigné du commissariat et qui s’appelle le quartier Montreuil .Il est concentré autour d’une belle  église à l’architecture dite classique avec des colonnes à la grecque et de style   dorique qui lui donnent  fière allure. Elle s’appelle l’église   Saint-Symphorien,  ce qui est marrant parce que Sivincci m’a dit que c’est également  le nom du  stade de foot de la ville de Metz ...Bon, revenons à Versailles ! L’artère principale du quartier est la rue de Montreuil qui est assez commerçante avec bon nombre de boutiques et qui est entourée de rues à caractère résidentiel. Il y en a même une dont j’adore le nom parce que je pense qu’il doit porter chance à celles et  ceux qui y habitent.

-     Et comment s’appelle-t-elle ?

-     La rue de la bonne aventure. Tu ne trouves pas ce nom joli ? Moi, c’est le genre de nom qui me donne une pêche d’enfer. Si j’habitais cette rue, chaque matin je me dirais sereinement : «  En route pour une nouvelle bonne aventure ! » . Bref, j’en reviens à l’affaire. On a reçu un coup de fil d’une habitante de la rue Saint-Charles , située à côté de l’église Saint-Symphorien et qui nous appelait pour nous signaler qu’elle n’avait pas vu son voisin depuis deux jours. Je me souviens parfaitement que c’est Barthoulot qui a pris l’appel. Il a tout d’abord essayé de rassurer la brave dame puis, comme elle insistait, il nous a contactés, Rivette et moi , pour nous demander d’aller jeter un œil. Comme on était vraiment pas débordés , on a accepté. On a pris le premier  véhicule libre qu’on a trouvé  et on a filé jusqu’à la rue Saint-Charles, persuadés que nous allions une fois de plus trouver un petit vieux , mort en pleine solitude dans son petit appartement ou sa cagna .

-     C’est fréquent ?

-     Un peu , mon neveu ! Beaucoup plus souvent que tu ne crois ! Il est bien fini le temps où les gens mourraient parmi les leurs , au milieu de leur famille… Mais, je ne sais pas trop mais j’ai comme l’impression que je ne m’y prends pas de la bonne façon pour te raconter cette affaire. Je pense après tout qu’il faut  que je  commence par le début. Sinon, je vais t’embrouiller.

-     Je t’écoute…

-      Alors, j’efface tout et on recommence ! Tu vois, ça a débuté dans un supermarché de Versailles qui se trouve dans un  quartier qui s’appelle  Grand Siècle, ce qui fait très versaillais… . Comme on était en plein après-midi d’un jour de juillet, il ne devait y avoir en tout et pour tout  qu’une ou deux caisses d’ouvertes, ce qui provoquait  d’assez longues files d’attente. Une des  files s’est encore plus allongée parce que la caissière a indiqué à un couple que la somme d’argent que l’homme venait de lui donner ne permettait pas de couvrir la totalité des achats et leur a demandé de compléter . Comme l’homme a simplement répondu tristement qu’il ne disposait pas d’autre moyen de paiement , elle leur a  demandé de choisir ce qu’ils ne voulaient pas conserver. C’était un couple d’âge moyen, pas vêtu avec grand goût mais propres et impeccables  tous les deux. Ils ne savaient pas quoi laisser sur le tapis de la caisse. L’homme était de taille moyenne. Il avait une moustache brune large et  assez fournie et portait un jean et un gros pull camionneur noir malgré la chaleur de juillet. La femme,  plus petite, avait un visage de petite souris entouré de longs cheveux noirs. Elle portait également un jean bon marché tandis qu’ un tee-shirt blanc mettait bien en valeur son corps encore svelte. L’ensemble de leurs achats restait visible sur le tapis devant la caissière et il y avait tout ce qu’un couple avec enfants peut acheter : des pâtes, du chocolat, du beurre , des biscuits, de la confiture, des produits d’entretien , du vin , du soda, et cetera…Ils hésitaient . La femme murmurait à l’oreille de l’homme et fuyait les regards des gens de la file. La caissière commençait à perdre patience. Jusqu’à ce qu’un petit monsieur rondouillard et plutôt  âgé , intervienne et demande très poliment  combien il fallait mettre  au bout pour que le couple puisse emporter  tous les achats. Il ne manque pas tant que ça, répondit la caissière , environ une cinquantaine de francs, en fait très exactement 48 francs et 26 centimes . Laissez, c’est pour moi , lança le monsieur . Ce qui offusqua une grande bonne femme qui attendait dans la queue, droite et certainement  pleine de certitudes sur la vie   et  qui lâcha : «  Mais vous n’allez tout de même pas les laisser partir avec les bouteilles de vin. A peine rentrés chez eux, ils vont tout boire avidement et ce sont les enfants qui trinqueront plus tard ! ». Le vieux monsieur ne répondit pas et se contenta de sourire à la grincheuse  tout en tendant un billet de cinquante francs à la caissière. L’homme et la femme refusèrent tout d’abord en lui disant qu’ils allaient laisser une partie des achats. Il insista et ils finirent par accepter en lui demandant qui ils devaient remercier. Il leur sourit puis répondit assez évasivement «  Disons que je suis Monsieur Madeleine…Monsieur Madeleine de Montreuil » tandis que la caissière lui rendait la monnaie sur les 50 francs.  Puis il les laissa et regagna sa place dans la queue en repassant devant la grande  dame qui lui lança un regard chargé de désapprobation. Il lui dit alors : « Victor Hugo a écrit : Dieu a fait l’eau, l’homme le vin » . C’est exactement à ce moment  que Charles donna un léger  coup de coude à Bernard qui attendait avec lui dans la file. Les deux adolescents étaient les derniers de la queue, juste à deux clients derrière le vieux monsieur qui avait regagné sa place.

-     Vise le vioque, j’te parie qu’il doit être pété de thunes pour jouer au grand généreux comme ça, murmura Charles à l’oreille de Bernard.

Bernard se contenta d’approuver en hochant légèrement la tête. Il passa à Charles le paquet de pain de mie et les quatre tranches de jambon préemballées  qu’il avait en main, quitta la file d’attente et prit la  sortie sans achat. Il attendit sur le parvis de l’esplanade Grand Siècle en fumant une cigarette jusqu’à  ce que le vieux monsieur passe devant lui  et observa discrètement  dans quelle direction il partait. Charles le rejoignit après avoir réglé le montant des achats . Bernard lui dit que le vieux était remonté sur la droite, vers  la station BP. Ils pressèrent le pas et l’aperçurent qui discutait avec une dame sur le trottoir, au niveau du croisement du boulevard de la République et de la rue de Montreuil . Comme la discussion entre les deux personnes âgées s’éternisait quelque peu, Charles proposa à Bernard de s’asseoir sur un banc de l’autre côté de la rue et de manger tranquillement leurs sandwichs au jambon tout en les  surveillant. Ils eurent largement le temps de terminer le paquet de pain de mie et de jeter les emballages dans la poubelle publique  qui était à côté du banc jusqu’à ce qu’ils remarquent que la  dame reprenait son chemin, laissant monsieur Madeleine, car je peux l’appeler comme ça puisqu’il avait donné son nom tout à l’heure dans le supermarché , continuer jusqu’à la rue Saint Charles et ouvrir la porte d’un jardinet très bien tenu et  qui donnait sur une agréable petite maison en meulière. Monsieur Madeleine referma la porte sans la verrouiller et suivit l’allée qui conduisait directement aux trois marches qu’il devait monter pour arriver jusqu’à la porte d’entrée de la maison. Il les monta calmement, sortit son trousseau de clés, repéra celle qui convenait, ouvrit la porte , pénétra comme à son habitude dans le couloir mais au moment où il se retourna pour   refermer la porte, il sentit une main qui le bâillonnait tandis qu’il était projeté assez violemment dans le couloir.  La peur fit place à la surprise car il vit deux hommes vêtus plutôt comme des  jeunes avec des pantalons larges et des tee-shirts recouverts de sigles qui, comme il l’avait déjà vu à la télévision, affichaient des signes d’appartenance à des groupes d’ados. Il ne pouvait discerner les visages de ses  deux agresseurs car ils portaient tous les deux des grands foulards repliés qui les masquaient largement, tout comme les bandits dans les westerns des années 50 qu’il affectionnait tant. Il se sentit violemment poussé jusqu’à la cuisine .

-     Attends ! Ne me dis pas que les deux jeunes vont tuer monsieur Madeleine pour le dévaliser !, l’interrompit Justine.

-     C’est plus compliqué que cela. Laisse-moi raconter ! lui répondit Auchaland .

-     Sauf que j’ai bien compris que monsieur Madeleine est mort puisque tout à l’heure, quand tu  m’as dit que tu allais reprendre au début , tu avais tout d’abord entamé ton récit par la découverte du corps du vieux monsieur.

-     Evidemment ! Mais ce qui compte, ce qui est important, c’est la façon dont nous avons résolu l’intrigue.

-     Mais monsieur Madeleine est bien mort ?

-     Bien sûr !

-     Mais comment avez-vous  réussi à savoir que les deux jeunes sont entrés chez lui et tout le reste ?

-     Tout d’abord , on a retrouvé le corps de la victime puis on est parvenus à remonter jusqu’aux deux agresseurs et ensuite,  on a procédé à une reconstitution qui nous a permis de recueillir les aveux complets des deux malfrats.

-     Donc, si j’ai bien compris, il faut que je te laisse raconter l’intégralité de la suite et à ta manière, en plus .

-     Je ne te le fais pas dire…

-     Et j’aurai le bonheur de découvrir comment ces chers limiers ont démasqué les deux petits truands.

-     Je reprends le fil…Bernard et Charles ont de suite trouvé un chiffon de cuisine qui pendait pas très loin de l’évier  et l’ont enfoncé  dans la bouche du vieux monsieur pour étouffer ses cris ou ses appels au secours. Pendant que Charles la maintenait sur une chaise , Bernard a trouvé de quoi ficeler la victime . Il est revenu avec de la corde qu’il avait récupérée dans la petite remise qui se trouve au fond d’un petit jardin derrière la maison. Ils l‘ont ficelé fermement et ont vérifié la solidité des liens. Ensuite, Charles a expliqué à monsieur Madeleine qu’il allait lui  retirer le bâillon de la bouche puis il lui a annoncé que s’il criait , ils lui remettraient le chiffon dans la bouche, ce qui est assez désagréable et qu’ensuite ils le roueraient de coups. Il résuma rapidement en lui disant simplement qu’il valait mieux qu’il coopère .

Monsieur Madeleine opina du chef pour exprimer son accord et ils lui ôtèrent le bâillon. Il aspira alors une grande goulée d’air, reprit sa respiration puis essaya de les raisonner en leur disant que s’ils le libéraient, il oublierait tout et les laisserait partir sans même prévenir la police. Ils éclatèrent de rire et ce fut Charles qui s’exprima :

-     On sait que t’as du pognon…Tu nous dis où tu le planques et c’est bon. Si tu ne nous le dis pas, alors on va être obligés de te faire parler.

Ce fut alors au tour de monsieur Madeleine d’éclater de rire. Il leur répondit qu’il n’avait pas d’argent , qu’il n’avait que pour seule source de revenus sa pension de retraite d’ancien professeur de l’éducation nationale.

-     Te moques pas de nous, le vioque ! On t’a vu refiler 50 balles aux deux minables qu’étaient devant à la caisse du supermarché. Si tu joues aussi facilement au grand généreux, c’est que t’as forcément du pognon ! lui lança Charles en ricanant.

Un voile de tristesse passa sur le visage de monsieur Madeleine .

-     Donner, recevoir, rendre, savez-vous ce que cela signifie ?

-     N’essaie surtout pas de nous embrouiller avec des raisonnements à la con ! Dis-nous où t’as planqué ton pognon !

-     D’abord, si j’en avais, il serait à la banque . Si ça peut vous faire plaisir et surtout vous calmer, il me reste 820 francs en liquide dans une théière , là , dans le buffet, leur dit-il en indiquant d’un signe de tête  le meuble qui se trouvait juste devant.

Bernard ouvrit précipitamment les deux battants de la porte  du buffet, trouva facilement la théière et prit les billets en les montrant avec une grande satisfaction accompagnée d’un air de victoire  à son acolyte qui lança « Bingo ! ».

-     Bon, pas mal pour un début, reprit Bernard. Maintenant, tu nous dis où t’as planqué la grosse galette.

-     Mais il n’y a pas de grosse galette…Puisque je vous dis que je n’ai pas d’argent !

-     C’est ce qu’on va voir ! répondit Bernard en sortant son paquet de cigarettes d’une des poches de son pantalon. Il alluma calmement une cigarette avec son briquet jetable , tira une longue  bouffée , souffla la fumée au visage de monsieur Madeleine et ordonna à Charles de lui retirer ses chaussures et ses chaussettes puis de lui maintenir fermement  les pieds , bien en avant .

-     Tu sais certainement que la plante des pieds est un endroit du corps extrêmement sensible . De plus, tu dois également savoir que le bout de ma cigarette avoisine les 200 degrés . Ils vont se rencontrer et ça va te faire mal, dit Bernard en soufflant sur le bout de sa cigarette pour le rendre plus rougeoyant . A moins que tu aies pris la sage  décision de nous avouer où t’as planqué le pognon. Tu nous le dis, on le prend et on se casse . Ni vu ni connu ! C’est comme si tu nous avais fait un don puisque t’as l’air d’aimer donner.

-     Non, ne faites pas ça ! lança monsieur Madeleine.

-     Oh que si qu’on va le faire, répondit Bernard. On va te remettre le bâillon dans la bouche parce que tu vas avoir besoin de crier . Alors , t’as fait ton choix ? Tu nous dis tout ?

-     Mais bon sang de bois, je n’ai pas d’argent. Vous êtes bouchés ou quoi ! Je n’ai pas d’argent…Combien de fois faudra-t-il que je vous le dise ?

Bernard ne répondit pas. Il pointa l’index de sa main droite en direction de Charles qui remit de suite le chiffon dans la bouche de leur détenu puis il prit les deux jambes de monsieur Madeleine et les leva un peu en les maintenant au niveau des mollets pour que ses pieds soient immobilisés. Bernard souffla une nouvelle fois sur le bout de sa clope. Il  vérifia rapidement qu’il était bien rouge et s’approcha. La crainte se lisait sur le visage du vieux monsieur. Bernard lui lança un regard chargé de mépris. Il empoigna son pied gauche et approcha la cigarette de la plante du pied mais stoppa soudainement  son geste dès qu’il fut à environ  cinq centimètres de la peau . Il lança un regard à son complice qui comprit de suite que cela signifiait qu’ils laissaient une dernière chance à monsieur Madeleine et il lui retira son bâillon.

-     Alors , t’as enfin  décidé de causer avant qu’on commence ? Vaudrait mieux parce que de toutes façons, tu parleras. Au moins , ça t’évitera des souffrances inutiles.

Devant l’absence totale de réaction de la part de sa victime, Bernard s’approcha. Les yeux de monsieur Madeleine étaient grand ouverts et sa bouche restait béante.

-     Putain, le vieux ! Qu’est-ce que tu nous as fait ? T’aurais quand même pas calanché, bordel ! Tu vas répondre, oui !

Bernard jeta la cigarette sur le carrelage de la cuisine et l’écrasa rageusement puis il  tapota les joues du vieillard , comme il l’avait vu faire par ceux qui tentaient de ranimer quelqu’un qui a perdu connaissance. En vain, toujours pas de réaction de la part de monsieur Madeleine. Il le secoua.

-     Allez, réveille-toi, nom de nom !

Charles s’était approché de son complice et l’affolement se lisait sur son visage.

-     Dis , Bernard, il serait tout de même pas mort ?

-     Aide-moi à le détacher ! On va le mettre sur son lit… regarde où sont les chambres . Pendant ce temps , je vais lui desserrer sa ceinture et l’éventer un peu pour qu’il revienne à lui.

Dès que Charles eut quitté la cuisine , Bernard mit posément son oreille gauche sur le thorax du vieux  monsieur  pour écouter les battements de son cœur. Aucun son. Il lui prit le pouls au niveau de la jugulaire comme il l’avait vu faire dans les films. Rien. Monsieur Madeleine était mort. Pas de doute .

Il entendit Charles derrière lui qui lui annonça qu’il avait trouvé la chambre à l’étage de la petite maison.

-     On va le porter sur son lit . Aide-moi , lui ordonna-t-il .

Le corps pesait largement son poids et les escaliers qui menaient à l’étage étaient raides mais néanmoins, les deux malfrats réussirent à le monter jusqu’à la chambre et à l’installer sur le lit.

-     Il est mort, il est mort , se lamenta Charles . Mais qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

-     Cool , lui répondit Bernard. On va réfléchir. A ton avis , comment est-il mort ?

-     J’en sais rien. Si , je sais que c’est à cause de nous.

-     Ca, il n’y a que toi et moi  qui le savons…Bien sûr qu’il a eu la trouille de sa vie et que c’est sûrement cette trouille qui a provoqué un arrêt cardiaque mais à ton avis , combien de petits vieux cassent leur pipe paisiblement chez eux suite à un arrêt cardiaque ?

-     J’en sais rien mais c’est vrai qu’il doit y en avoir pas mal.

-     Oui, c’est fréquent même que j’ai entendu mon père dire que c’était une belle mort, sans souffrance…Alors , tu vois , on va nettoyer la cuisine…Un coup de balai et hop, ni vu ni connu. On va passer au chiffon toutes les parties qu’on a dû toucher , histoire d’effacer les empreintes et on va ranger la corde dans la remise. Bref, mon petit Charles , on n’est jamais venus dans cette maison. Tu piges ?

-     Tu crois que ça va marcher ?

-     J’en suis plus que sûr ! Personne ne nous a vus entrer et il faut impérativement que personne ne nous voit sortir. Pas plus compliqué que ça. Fais-moi confiance !

Charles acquiesça et proposa de passer le chiffon dans la chambre tandis que Bernard balaierait la cuisine . Ils vérifièrent une nouvelle fois que le cœur de monsieur Madeleine ne battait plus et après ce dernier constat , chacun se chargea de la tâche qui lui incombait.

Redescendu à la cuisine , Bernard trouva facilement une pelle et un balai dans un des placards de la cuisine et il ramassa la cigarette écrasée puis balaya méticuleusement le sol pavé de carrelage . Entre temps, Charles l’avait rejoint et Bernard lui ordonna en lui tendant une paire de gants en caoutchouc qu’il avait dénichée dans le placard à balais d’effacer toutes les empreintes en commençant par celles qu’il devait y avoir sur la chaise.

Ils nettoyèrent avec le plus grand soin  la cuisine de fond en comble avec du papier absorbant . Tous les déchets , à commencer par la cigarette et les cendres,  furent recueillis dans un grand sachet plastique qu’ils avaient trouvé dans un autre placard. Ils y mirent aussi ce qui avait servi au nettoyage afin de ne rien laisser. Une fois tout terminé, Bernard fit le tour de la cuisine pour une dernière inspection puis il annonça à Charles que tout était correct et qu’ils devaient maintenant quitter discrètement les lieux en emportant le sachet plastique contenant les déchets  .

-     Si on se débrouille bien et que personne ne nous voit sortir, alors , c’est tout bon ! Des vioques qui clamsent dans leur baraque tous seuls  , en faisant une crise cardiaque , y’en a plein.

Charles acquiesça en silence. Bernard reprit :

-     Nous, on rentre chez nous , ni vu ni connu , et on fait comme s’il ne s’était absolument rien passé. On mène notre vie normale de tous les jours. Les 410 balles que t’as récupérés, tu les planques et t’y touche surtout pas tant que je ne t’ai pas donné le feu vert. Compris ?

Charles hocha la tête en signe d’acquiescement.

-     On se voit demain soir avec les potes , continua Bernard.

-     Déjà, mais c’est pas risqué ? demanda Charles.

-     Je viens de te dire qu’on fait comme si rien ne s’était passé. T’es bouché ou quoi ?

   Ils sortirent de la maison. Il était quatre heures de l’après-midi. Il faisait très chaud en cette fin juillet. Il n’y avait personne dans les rues. Bernard et Charles se séparèrent dès qu’ils furent arrivés devant la place Saint Symphorien . Au niveau de la pharmacie qui fait le coin, Charles remonta la rue de Montreuil tandis que Bernard continuait tout droit , le long du boulevard de Lesseps. 

Et c’est deux jours plus tard que Barthoulot a décroché pour prendre l’appel de la voisine de monsieur Madeleine qui s’était inquiétée parce qu’elle ne l’avait pas vu depuis plus de 48 heures alors qu’habituellement, elle le croisait très fréquemment au cours d’une même journée.

Et c’est à ce moment que nous sommes intervenus.

-     Attends, si je comprends bien, vous avez trouvé un petit monsieur âgé, décédé à son domicile suite à un arrêt cardiaque et vous avez réussi à prouver qu’il avait été victime d’un assassinat ?

-     Tout à fait , ma douce, répondit fièrement Auchaland.

Il porta alors sa canette à ses lèvres et but trois bonnes goulées beaucoup plus pour taquiner Justine en l’obligeant à patienter que par véritable soif. Justine l’avait parfaitement compris et elle souriait en voyant sa glotte monter et descendre le long de son cou. Il se leva, fit quelques pas dans le minuscule appartement puis revint s’asseoir sur le divan, tout à côté de Justine. Il l’embrassa passionnément et commença à la caresser, en la forçant tendrement  à s’allonger. Sa main alerte s’animait sous le pull en angora et il sentait que Justine commençait à s’abandonner quand soudain, elle le repoussa gaillardement en lui ordonnant de continuer son histoire.

-     Un petit entracte ne nous ferait pas de mal, lui proposa-t-il.

-     Le repos du guerrier, nous verrons ça plus tard, lui répondit-elle d’un ton autoritaire forcé et qui dégageait un léger effet comique . La fin de l’histoire, d’abord !

Auchaland lui lança un regard exagérément et volontairement   chargé de désir puis il s’exécuta :

-     Rivette et moi , nous sommes d’abord passés chez la voisine qui nous  avait signalé qu’elle n’avait pas vu monsieur Madeleine depuis pratiquement deux jours. Sa  maison était mitoyenne de celle de monsieur Madeleine . On lui a demandé de nous attendre parce qu’elle insistait pour venir avec nous mais l’expérience nous a prouvé que tout n’est pas toujours très beau à voir dans le cas de découverte de cadavres au bout d’un certain nombre de jours et par fortes chaleurs en plus ! Les gens ont oublié ce qu’est la mort car elle ne fait plus partie du paysage quotidien. On a effacé la mort de nos vies . Malheureusement ou heureusement peut-être , elle est toujours là et bien là…Bref ! Nous avons laissé la brave dame  chez elle et nous sommes partis dans la maison d’à côté. Une fois le jardinet traversé, nous avons poussé la porte de l’entrée principale qui n’était pas fermée à clé et nous sommes rentrés dans la maison. On est d’abord rentrés dans un couloir et au fond on voyait les escaliers qui menaient à l’étage. Mais on a pris de suite la porte de droite qui donnait sur une assez grande pièce. Une grande table bordée de quatre chaises  faisait face à un imposant buffet sur la partie gauche qui devait être la partie salle à manger parce que celle de droite était occupée par un divan, une table basse et deux jolis fauteuils de style  Voltaire et ce devait être la partie salon de la pièce. Tout était nickel, très propre et parfaitement ordonné. Sur le buffet , des cadres avec des photos d’un couple aux différentes étapes de leur vie . Toujours les deux mêmes personnes , un homme qui prenait de l’embonpoint au fil du temps et dont le visage devenait de plus en plus rondouillard au fur et à mesure que ses cheveux se faisaient plus rares, accompagné d’une femme qui évidemment  vieillissait au rythme des photos mais qui conservait une fière  allure. Seuls les traits de son visage semblaient altérés par le temps au fur et à mesure des clichés glissés dans les cadres  pour finalement conduire à une dernière photo où elle apparaissait très amaigrie à côté de l’homme qui la regardait toujours avec un regard chargé d’amour et de tendresse. Car ce qui m’a frappé , c’était de voir que les deux membres de ce couple étaient tout simplement heureux parce qu’ils étaient ensemble. Ca rayonnait sur leurs visages . Même sur la dernière photo, celle où la femme semble tout de même très malade…

On est ensuite passé dans la cuisine par une porte communicante mais on aurait pu regagner le couloir et continuer jusqu’au bout et on serait également  arrivé à la cuisine. Toujours aussi bien propre et bien rangé ! Pour un vieux monsieur qui vivait seul , c’était remarquable ! Il n’y avait pas un pet de poussière sur la table ou sur le buffet et le carrelage du sol   était d’une propreté digne de celle d’un laboratoire. On a monté les marches de l’escalier de bois qui conduisait aux chambres . J’ai pris la première et Rivette est allé au bout du couloir pour entrer dans la deuxième, celle du fond. Il m’a appelé de suite et j’ai vu le vieux monsieur allongé sur son lit. Il était raide, les bras le long du corps. Le lit n’était pas défait et il reposait sur le dessus de lit. Il était mort, cela ne faisait aucun doute et j’ai dit à Rivette qu’il fallait appeler le médecin du quartier pour qu’il vienne constater le décès . Il m’a dit d’attendre et je l’ai regardé avec étonnement.

-     Attendre quoi ? lui ai-je demandé.

-     Qu’on réfléchisse un peu ! C’est bizarre. Regarde le dessus de lit, il n’est pratiquement pas froissé. C’est comme si le cadavre avait été posé dessus. Suppose qu’il se soit senti mal et qu’il se soit couché, il aurait forcément bougé ou tout du moins, un peu quand-même et il aurait provoqué des plis sur le dessus de lit. Là , y’a rien . Le lit est impeccable . Digne de celui d’un appelé du contingent à l’époque où j’ai fait mon service. Tu trouves pas ça un peu étrange , toi ?

J’ai rapidement admis que sa remarque était pertinente. Je lui ai alors proposé d’appeler Balembois, tu sais le médecin légiste qui bosse avec nous ?

Justine répondit qu’elle se souvenait parfaitement de Balembois dont Paul lui avait déjà parlé et il continua.

La Balembe n’a pas mis longtemps pour arriver et on l’attendait dans le jardinet vu qu’il faisait beau et que l’odeur qui régnait dans la chambre ne nous incitait pas à rester  dans la maison . Barthoulot en a même profité pour se griller une clope  en l’attendant. On a de suite conduit Balembois jusqu’à la chambre où reposait le corps et on l’a laissé à ses petites affaires.

Il n’a pas mis bien longtemps à redescendre . Selon lui, le décès remontait à au moins 48 heures et avait été provoqué par un arrêt cardiaque. Il nous a  demandé où nous avions trouvé le cadavre. On lui a  simplement répondu qu’ à notre arrivée, nous avions trouvé  le corps  exactement et rigoureusement dans la même  situation que lui. Nous lui avons confirmé que nous ne l’avions absolument pas touché.  Balembois a alors émis les mêmes remarques que Barthoulot,  en précisant que , pour lui, le corps avait été déposé sur le lit après le décès parce que le dessus de lit n’était absolument pas froissé. Barthoulot lui a demandé de nous suivre jusqu’à la cuisine et nous lui avons montré l’état de propreté qui y régnait. Balembois a sifflé en disant :

-     Mais c’était monsieur Propre , le petit veuf ! Devait passer le plus clair de  son temps à briquer les carrelages. Tout est nickel , ici !

-     Oui, reprit Barthoulot. Vous aussi, vous trouvez que c’est un peu trop propre.

-     Et pas qu’un peu ! C’est exactement comme si quelqu’un avait tout nettoyé pour effacer des traces.

-     On pense la même chose que vous, lui ai-je répondu.

-     Vous savez ce que je ferais si j’étais à votre place ? dit Balembois.

-     A peu près, lui répondit Barthoulot . Mais dîtes- nous le quand-même !

-     J’appellerais mon grand ami Vermersch et je lui demanderais de rappliquer fissa ici avec toute son équipe d’experts  pour nous trouver des indices. En cette période estivale, il a du temps…

-     OK, doc…je m’en charge .

 Et j’ai appelé moi-même Vermersch. Balembois nous a quittés et nous sommes retournés dans le jardinet où la voisine nous a rejoints pour venir aux nouvelles . Je lui ai annoncé la mort de monsieur Madeleine et un voile de tristesse a couvert son visage. Elle nous a parlé d’Albert car il se prénommait Albert et de sa femme Edith qui était morte depuis environ trois bonnes années des suites d’un cancer qui l’avait beaucoup et longuement  minée. Cependant, Albert l’avait accompagnée jour après jour, fidèlement et loyalement pour le meilleur et pour le pire, comme cela vous est énoncé le jour de votre mariage, nous précisa-t-elle …Puis elle continua en nous déclarant que c’était un couple d’enseignants charmants et qui n’avaient pas eu d’enfants. Ils avaient acheté la maison au début des années 60, à l’époque où l’immobilier était encore tout à fait abordable, nous dit-elle. Elle ne leur connaissait pas de famille proche mais nous déclara que monsieur Madeleine était particulièrement apprécié par beaucoup de monde dans le quartier car il faisait partie de bon nombre d’associations et qu’il était aussi bénévole au club de rugby les mercredis après-midi hors vacances solaires au stade de Montbauron pour encadrer des enfants.  

Puis elle nous demanda avec un air profond si nous croyions à la prédestination . Barthoulot n’a pas répondu et m’a lancé un regard intrigué qui signifiait qu’il me laissait répondre le premier . Je me suis simplement permis de demander à la brave dame ce qu’elle entendait par là.

-     Jean Valjean, vous connaissez ? me demanda-t-elle.

-     Bien sûr madame ! Tout le monde connaît Jean Valjean.

-     Oui, mais tout le monde ne connaît pas monsieur Madeleine qui est le nom sous lequel Jean Valjean est devenu le maire de Montreuil-sur-Mer …Jusqu’à ce qu’il aille se dénoncer au tribunal d’Arras pour innocenter quelqu’un accusé à tort d’être précisément l’ancien bagnard.

-     Parfaitement, madame. Si je me souviens bien, je crois que c’est pendant cette période qu’il fait la connaissance de Fantine et qu’il lui promet de retrouver Cosette et de veiller sur elle.

-     C’est bien jeune homme ! me lança la voisine.

-     Il connaît ses classiques, commenta placidement Barthoulot.

-     Voyez-vous, continua-t-elle, quand je parle de prédestination, j’évoque le lien entre le roman de Victor Hugo où apparaît la personnage de monsieur Madeleine, successeur de Jean Valjean ,  à qui l’évêque de Digne avait révélé une nouvelle voie et justement une personne qui s’appelait réellement monsieur Madeleine , qui habitait exactement  le quartier de Montreuil, ici à Versailles et qui se comportait comme le monsieur Madeleine des Misérables en essayant de faire tout le temps le maximum de bien.

-     Vous voulez dire que cet homme avait un comportement altruiste ?

-     Bien plus que cela ! C’était la bonté même !Comme le personnage du roman de Victor Hugo. Sauf que lui , il n’avait pas vécu le bagne ! Il était d’ailleurs connu et très apprécié dans tout le quartier.

Elle éclata en sanglots puis reprit « Au moins , il aura eu une belle mort ! » . Barthoulot attendit quelques instants, le temps qu’elle se reprenne .

-     Vous lui connaissiez des comportements obsessionnels ?

-     Des comportement obsessionnels ? Certainement pas.

-     Peut-être pas obsessionnels, le mot est fort , continua Barthoulot mais est-ce que,  par exemple , il était obnubilé par la propreté ou l’hygiène ?

-     Pas à ma connaissance. Propre, assurément , il l’était mais tout de même  pas au point d’être un maniaque.

-     Il avait une femme de ménage ? lui demanda Barthoulot.

-     Il s’y refusait catégoriquement tant qu’il s’estimait valide, lui répondit-elle.

Puis ,  elle éclata de nouveau en sanglots. Barthoulot lui a dit avec beaucoup d’humanité  qu’elle pouvait retourner chez elle, que nous viendrions la voir un peu plus tard , une fois qu’elle serait ressaisie. Elle nous a demandé si on l’autorisait à s’occuper des formalités accompagnant les funérailles et nous lui avons répondu banalement que ce n’était pas la police qui prenait ce genre de décisions.

-     Pourquoi banalement ,Paul ?

-     Parce que nous lui avons simplement apporté une réponse de fonctionnaires , pas d’hommes… Tu sais , Justine, des cadavres et  des victimes de meurtres, je commence à en avoir ma dose…Tellement que ça ne me fait plus ni chaud, ni froid. Mais là, dans ce cas précis, sans même connaître les circonstances de la mort de ce petit monsieur , j’éprouvais réellement de la compassion. Et je peux t’affirmer qu’il en était de même pour Barthoulot qui a encore plus de bouteille que moi ! On était tous les deux en présence de quelqu’un qui avait mené une existence digne et remarquable et on a répondu de la façon dont on le fait pour le commun des mortels. Tout juste si on n’a pas donné à la dame le formulaire 12 B bis du 21 mai 1946 corrigé et modifié le 30 avril 1960 en lui disant de nous le rendre dans vingt minutes au plus tard ! Tu comprends ?

-     Oui, je comprends .

-     Bon, je continue…Vermersch et un de ses assistants sont arrivés et nous les avons conduits jusqu’à la chambre où reposait Monsieur Madeleine  après leur  avoir résumé ce que nous avaient appris Balembois et la voisine . Pour les laisser travailler tranquillement et pas leur traîner dans les pattes , on a alors décidé de rentrer à l’usine . On est juste passé à côté histoire de voir comment allait la voisine. Elle avait visiblement repris du poil de la bête et nous a annoncé qu’elle avait déjà appelé le curé pour organiser avec lui la messe et l’enterrement. On l’a laissée en lui donnant nos cartes et en lui rappelant qu’on allait très certainement avoir besoin de la contacter de nouveau dans les jours prochains.   

Pendant le très cours trajet de retour, dans la voiture , Barthoulot m’a suggéré d’aller voir Sivincci pour lui toucher deux mots à propos  de cette affaire.

-     Tu imagines le coup si Monsieur Madeleine n’est pas mort naturellement ? On ne pourra décemment pas laisser courir le saloupiot qui lui a fait ça.

-     Rassure-toi, Barthou, j’te fiche mon billet qu’on va le retrouver et fissa en plus, que je lui ai fermement répondu. On va pas laisser courir une pareille ordure.

On est rentrés. J’ai garé la Laguna dans la cour du commissariat. On a juste pris le temps de s’envoyer rapidement un petit café et on est monté voir Sivincci. On lui a fait un topo précis et fidèle . Il nous a écoutés attentivement jusqu’au bout , nous a posé deux, trois questions puis nous a délivré son avis : selon lui , il paraissait assez évident que quelqu’un avait déposé le corps de monsieur Madeleine sur le lit dans la chambre. Il nous a demandé nos estimations à propos du poids de monsieur Madeleine . J’ai répondu entre 80 et 85 kilos. Barthoulot a confirmé en classant le mort dans la catégorie des petits gros, avec 80/85 kilos pour 1 mètre 70.

-     Donc, soit le coupable est du genre costaud, soit ils étaient au moins deux, a commenté Sivincci.

-     Surtout qu’en plus , les escaliers sont plutôt raides , reprit Barthoulot.

-     Bon, on attend les conclusions que va nous fournir Vermersch. Et entre temps, Balembois aura déjà des éléments suite à l’autopsie.

Barthou et moi avons regagné notre bureau pour terminer divers rapports administratifs et pas moins de deux heures plus tard , Sivincci m’a appelé pour me demander de le rejoindre dans son bureau avec Barthoulot. On s’est assis en face de lui et il a composé le numéro de Balembois tout en   branchant l’ampli de son téléphone fixe .

-     Balembois ? Sivincci à l’appareil…Je suis avec Barthoulot et Auchaland. J’ai mis l’ampli. Vous pouvez résumer ce que vous avez trouvé suite à l’autopsie du petit vieux de la rue Saint Charles ?

-     Pas de problème… Je vous le fais dans les grandes lignes. Décédé depuis au moins 48 heures. Cause du décès : arrêt cardiaque . Vu l’âge et les circonstances , y’aurait rien à dire , sauf que.

-     Sauf que ?       

-     Il a des marques rouges au niveau des biceps, ce qui laisse supposer qu’il a peut-être été ligoté et que ce sont des marques laissées par une corde qui le serrait un peu fortement. Surtout qu’il a dû gigoter un peu ! En général , on ficelle les gens sur une chaise et on attache les mains, le torse et les mollets , d’où l’expression pieds et poings liés. Mais je n’ai pas vu de marques au niveau des  avant-bras et il n’y  en a pas non plus au niveau des mollets.   

-     Conclusions ?

-     Il a certainement été attaché assez sommairement parce que celui qui l’a ligoté est resté à proximité et dans ce cas,  la cause de l’arrêt cardiaque n’est peut-être pas des plus naturelles. Je ne peux pas être catégorique mais je reste sceptique. Faut attendre les remarques de Vermersch et de son équipe.

-     Qu’est-ce à dire Doc ? demanda Barthoulot .

-     Cela signifie que le papy a peut-être eu la peur de sa vie ou une grosse émotion qui a provoqué l’arrêt cardiaque. Maintenant , reste à trouver ce qui a provoqué la peur. Vu ?

-     C’est bon Doc, reprit Sivincci. Je vous donnerai les conclusions de Vermersch suite aux indices qu’il aura recueillis .

-     S’il en recueille… C’est pas dit qu’il va trouver quelque chose, continua le légiste. Enfin, je le connais , le bougre et je peux vous assurer que s’il y a quelque chose à trouver , il le trouvera !

-     On lui fait confiance, conclut Sivincci.

Et il raccrocha. Il se tourna alors vers Barthoulot et moi et nous dit :

-     On va prendre une longueur d’avance . Il faut que vous reconstituiez la journée  qu’a passée monsieur Madeleine avant-hier.

-     Et on procède comment ?

-     Comme d’habitude. Photos puis enquête de voisinage , vous commencez par les magasins du coin. Boulangerie, boucherie , tabac/presse, comme d’habitude quoi !

-     On va demander à sa voisine comment il avait l’habitude d’occuper ses journées.

-     C’est un excellent point de départ , commenta Sivincci. Passez prendre une photo chez lui. On est vendredi , le décès remonte à 48 heures. Vous devez donc reconstituer sa journée de mercredi , avant hier, nous ordonna-t-il ensuite.

-     Exact, lui répondit Barthoulot qui rajouta : «  Allez Paul, c’est parti ! ».

Nous sommes retournés rue Saint Charles pour commencer par questionner la voisine de monsieur Madeleine sur ses habitudes et la façon dont il occupait ses journées. J’ai laissé Barthou avec la voisine et j’en ai profité pour aller prendre une photo dans un cadre de la salle de séjour de la maison d’à côté. J’ai croisé Vermersch qui quittait la bicoque avec son équipe. Il m’a dit qu’il n’avait pas trouvé grand chose . Il était absolument certain que la cuisine avait été nettoyée méticuleusement . Il avait emporté le dessus de lit pour faire une analyse beaucoup plus approfondie dans son labo . Il m’a dit qu’en fin de journée , il serait en mesure d’annoncer à Sivincci s’il avait trouvé quelque chose de probant. Je l’ai laissé , je suis entré et j’ai pris le cadre qui était le dernier de la série représentant monsieur Madeleine et sa femme .

J’ai échangé deux , trois mots avec l’OPJ chargé de garder la maison et j’ai rejoint Barthoulot qui discutait toujours avec la voisine. Il a pris congé d’elle et m’a dit que d’après ce qu’elle lui avait appris, il ne devrait pas être trop difficile de reconstituer la journée  passée par monsieur Madeleine l ’avant-veille . En fait, on avait du bol parce que le mardi après-midi, il allait à son club de tarot taper le carton et le jeudi , c’était le jour qu’il consacrait à une association chargée d’aider les personnes âgées non valides et seules. Il n’avait pas d’occupation particulière le mercredi hormis le rugby hors période de vacances scolaires et c’était le jour où il faisait normalement ses courses. Pour la voisine, normalement signifiait le pain chez un des trois  boulangers de la rue de Montreuil, la viande chez le boucher du bout de la rue et le reste au Champion du centre commercial Grand Siècle.

Pour ce qui est des boulangers , on a fait vite vu qu’en plein mois de juillet , y’en a qu’un d’ouvert sur les trois. La petite vendeuse de la boulangerie a reconnu de suite le papy sur la photo .  Elle se souvenait parfaitement de lui qui venait pratiquement chaque matin et qui prenait immanquablement une tradition assez bien  cuite , ce qui est assez rare  car de nos jours les gens demandent plutôt du pain pas trop cuit et qui se mâche plus facilement et plus vite. On lui a demandé s’il lui avait paru normal, comme d’habitude , quoi ! Tout à fait normal selon elle . On a continué en lui demandant si elle pensait que quelqu’un le suivait. Elle a déclaré que non. Même réponse quand on a voulu vérifier si elle pensait que quelqu’un surveillait de loin monsieur Madeleine.

-     Je ne vois pas trop comment elle aurait pu s’en apercevoir, lui fit remarquer Justine.

-     Nous aussi mais  remarque bien que , dans ce  type d’ enquêtes de routine , même les questions qui paraissent des plus anodines peuvent avoir leur importance, lui répondit Auchaland. Bon, je continue…Pendant qu’on se dirigeait vers la boucherie, Barthou n’a pas pu s’empêcher de me faire un commentaire :

-     Tu te rends compte, Paul , que même pour bouffer , les gens sont de plus en plus pressés. Prennent du pain pas cuit pour le mâcher plus vite, ces cons ! Savent pas ce que c’est qu’une croûte qu’a le goût de la noisette et qui recouvre une mie bien alvéolée. Tout se perd , mon petit Paul , tout se perd !

J’ai acquiescé pour ne pas lui faire de peine et en songeant qu’il fallait peut-être que je me mette au pain bien cuit parce que le goût de la noisette ,moi,  j’aime ça. Pas encore essayé, d’ailleurs !

Chez le boucher , on a eu droit au même discours que trois minutes plus tôt à la boulangerie. RAS. On a alors décidé de poursuivre à pieds jusqu’au centre commercial Grand Siècle pour questionner les  membres du personnel du magasin Champion. C’est pas bien loin , suffit juste de reprendre le boulevard de la République  et de continuer tout droit. Un petit quart d’heure , tout au plus. Une fois sur place, on a demandé à voir le directeur et on lui a montré la photo de monsieur Madeleine. Naturellement, ça ne lui disait absolument rien parce qu’il passe le plus clair de son temps dans son bureau et qu’il  ne rencontre pas les clients . Il nous a proposé de nous accompagner pour questionner les caissières qui devaient forcément le connaître. Des caissières, y’en avait que trois ce jour-là mais y’en a une qui a tilté de suite et qui nous a dit qu’elle se souvenait parfaitement du papy. Gisèle qu’elle s’appelait et elle a commencé à nous raconter l’histoire des 50 francs donnés au couple qui ne pouvait pas payer quand le directeur nous a aimablement conseillé de poursuivre l’entretien dans son bureau. On y est remonté avec Gisèle et on l’a écoutée  nous raconter ce qui s’était passé l’avant-veille. Je me souviens parfaitement d’elle. Bavarde comme une pie et toujours à s’égarer dans des commentaires futiles. Fallait que soit Barthou, soit moi, à tour de rôle , on la remette sur les rails pour qu’elle suive le fil de l’histoire. Bref, on a fini par comprendre ce qui s’était passé . C’est exactement ce que je t’ai raconté au début. Ce qui avait amené monsieur Madeleine à filer les 50 francs au couple qui n’avait pas assez d’argent. Et ça c’était un commencement de piste !

-     Ah bon et pourquoi donc ? lui demanda Justine.

-     Parce que ma petite , quelqu’un qui met au bout pour les autres dans un hypermarché, c’est pas fréquent !

-     C’est vrai, et alors ? D’accord , il a donné 50 francs mais des gens qui donnent aux bonnes œuvres et des sommes bien supérieures , ce n’est pas si rare.

-     Exact mais en général ce n’est pas au beau milieu d’un magasin… Quand Gisèle a eu fini de nous raconter les faits , Barthou et moi, on a échangé un rapide regard. Tous les deux, on a senti que là, y’avait quelque chose à creuser . On a demandé à Gisèle si elle se souvenait des personnes qui étaient dans la file et qui avaient vu la scène. Elle nous a de suite parlé d’une femme assez  grande et qui avait fait la morale au père Madeleine parce qu’il avait laissé le vin et qu’il l’avait payé. C’est bien ,qu’on a dit à Gisèle, essayez maintenant de vous souvenir d’autres personnes qui étaient dans la file ou dans celle d’à côté. L’autre file était carrément à l’autre bout du magasin alors si des personnes avaient vu la scène , elles étaient forcément dans sa file à elle ! Bien , la félicita Barthou et il reprit : alors y’avait qui dans cette file ? Elle nous a tout d’abord répondu que des clients , elle en voyait défiler plus souvent qu’à son tour et que ce n’était pas facile pour elle de se souvenir de cette journée. Sauf , lui rétorqua Barthou que cette scène était vraiment particulière et qu’elle  avait forcément lancé des regards aux personnes qui attendaient . Un peu comme  pour s’excuser de la gêne occasionnée.

-     C’est tout à fait ça , nous a répondu Gisèle . C’est vrai que j’étais gênée. Ce pauvre couple qui n’avait pas assez d’argent et moi qui leur disais froidement de laisser des articles sur le tapis. Vous comprenez bien que je ne faisais que mon travail , après tout !

T’aurais vu la tête de Barthou quand il lui a répondu qu’il comprenait ! Digne du grand Francis Blanche dans les Tontons Flingueurs ! J’ai dû me retenir pour ne pas pisser de rire. Du coup, la Gisèle , ça la remise en confiance et elle a fouillé dans sa mémoire.

-     Juste après le couple, c’était madame Gouesnou. Elle , je la connais bien . Elle vient au moins  cinq fois par jour, histoire de voir du monde et de discuter. Un coup , elle achète une salade, un coup, un paquet de beurre, ensuite, elle revient pour un litre de lait...Remarquez, elle habite tout près…Elle est toute seule et elle s’ennuie .Alors , elle vient nous voir. Derrière madame Gouesnou, c’était la dame qui a fait la remarque au monsieur à propos du vin. Ensuite, le monsieur. Et après lui…Après lui. Attendez !Y’avait un jeune avec une radio et un casque sur les oreilles. Après , une dame dans la quarantaine et encore deux autres  jeunes.

-     On avance Gisèle, c’est bien,  la félicita une nouvelle fois Barthoulot.

-     Très bien, Gisèle , que j’ai surenchéri . Maintenant , il faut que vous vous concentriez sur les trois jeunes. Va falloir nous les décrire ! Commencez par le premier, celui avec le casque sur les oreilles !

-     Sincèrement , messieurs, j’y arrive pas ! j’en vois passer du monde , vous savez !

-     Oui, mais ce jour, cet après-midi , plus précisément, y’avait pas grand monde.

-     Oui, mais comme on était qu’à deux caisses, ça fait quand-même du monde ! 

-     C’est vrai , lui répondit Barthoulot . C’est pas facile mais vous allez finir par réussir à les décrire.

Et alors, juste à ce moment, hasard , chance ? Mon téléphone portable qui sonne. Je décroche et c’était Sivincci qui m’appelait. Il m’annonçait que Vermersch et son équipe avaient trouvé un cheveu blond , assez long sur le dessus de lit de la chambre de monsieur Madeleine. Je lui dis rapidement que Barthou et moi , nous sommes au supermarché en train d’interroger la caissière et que ce qu’il vient de m’apprendre va nous être d’une grande utilité. Notre conversation téléphonique prend très rapidement fin car il me demande de brancher de suite la caissière sur un blond aux cheveux assez longs.

Ce que je m’empresse de faire.

Et là , Gisèle , elle a comme  un flash. Barthou et moi , on remarque que ses pupilles se dilatent , que son visage se détend, que son corps se relâche.

-     Paul, tu peux redevenir sérieux ?

-     OK, OK , Justine…Bref, elle part au quart de tour. Elle se souvient parfaitement d’un jeune homme blond avec des cheveux longs qui lui donnaient un air d’ange ( je la cite !) et qui est passé à la caisse avec trois fois rien.

-     C’est donc celui avec le casque, lui demanda Barthoulot.

-     Non, non , c’est l’autre. Celui qui était plus loin dans la file.

-     Mais vous nous avez dit qu’ils étaient deux ! lui fis-je remarquer.

Et là, deuxième illumination pour Gisèle, coup sur coup !

-     Mais c’est vrai ça , qu’elle me répond. Ils étaient deux au moment où le petit monsieur  m’a donné les 50 francs et ensuite,  il était tout seul pour payer à ma caisse.

-     Bravo chère  Gisèle , la félicita une nouvelle fois Barthoulot…Vous savez ce qu’on va faire maintenant ?

-     Pas du tout.

-     C’est simple. On va faire comme dans les films. C’est à dire que mon jeune collègue et moi, on va vous ramener au commissariat et on va vous confier à un spécialiste qui va vous aider à dresser le portrait robot de l’individu en question.

-     Au commissariat !

-     C’est juste à côté et ça va pas vous prendre beaucoup de temps. Peut-être même que vous ferez le portrait robot du deuxième.

-     Celui-là, je ne l’ai pas vu bien longtemps. Ca va être plus difficile.

On est allé alors trouver une nouvelle fois le directeur du magasin et on lui a expliqué le coup. On lui a annoncé qu’on emmenait Gisèle  au commissariat  et qu’on la ramènerait dès qu’on aurait fini. J’ai de suite appelé Sivincci pour qu’il nous mette à disposition une salle et qu’il ordonne à Hirschauer , le spécialiste des portraits-robots de nous y attendre .On n’était pas particulièrement pressé mais on voulait que Gisèle se sente en confiance , sans aucun stress. Alors , dès qu’ on est arrivé au commissariat , on l’a conduite dans une salle où Hirschauer l’attendait avec tout son attirail. Avant de la laisser avec lui , on lui a proposé un café , on lui a une fois de plus conseillé de se détendre et on les a laissés.

Barthou et moi, on a rejoint Sivincci dans son bureau et dès qu’on s’est installé, il a appelé Vermersch . Il a branché l’ampli de son téléphone fixe.

-     Vermersch, Sivincci à l’appareil. Je suis avec Barthoulot et Auchaland . Ils ont ramené un témoin potentiel qui va certainement établir un portrait-robot utilisable et concernant la personne qui aurait perdu  un cheveu sur le dessus de lit que vous avez analysé. Vous persistez dans vos conclusions ?

-     Je persiste et signe. Je continue d’affirmer que ce cheveu appartient à un individu de race blanche et de sexe masculin , blond de surcroît et plutôt jeune. Vu la longueur du cheveu, j’opterais pour un de ces adolescents aux cheveux longs .

-     Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous ? renchérit Sivincci. Vu la taille du cheveu, il pourrait appartenir à une femme. N’oubliez pas que vous l’avez trouvé dans la chambre de la victime et qu’il est nullement improbable que le papy ait fait appel aux services d’une dame pour assouvir quelques envies passagères, par exemple.

-     Je vous reconnais bien là, mon cher Sivincci. Toujours à vouloir jouer l’avocat du diable pour me pousser dans mes retranchements et m’obliger à vous fournir le maximum d’éléments. Voyez-vous, mon cher, un individu normalement constitué compte environ 150000 cheveux , soit  180 à 200 cheveux par cm2, ce qui représente peu ou prou 3 kilomètres de longueur estimée si on mettait les cheveux d’un homme bout à bout. Ca va , je ne vous ennuie pas ? Parce que si vous voulez, je fais  un test ADN poussé et je vous déballe tout de façon plus scientifique, donc totalement irréfutable  mais ça va coûter un peu d’argent au contribuable et Lechouvier va encore radiner .

Sivincci sourit et nous fit un clin d’œil puis il incita Vermersch à continuer.

-     Les cheveux ne poussent pas continuellement mais selon un rythme cyclique et périodique  qui peut varier en fonction de l’ individu, son âge et  les saisons. Les phases de croissance, de régression et de repos se succèdent. Cette dernière phase aboutit à la mort et à la chute du cheveu suivi d’une nouvelle pousse. Chez la femme , la durée du cycle de croissance est de 5 ans environ , contre seulement 3 ans chez l’homme. Un cheveu ne tombe que deux à trois mois après la mort de la cellule qui le produit. Mais tous les cheveux tombent. Je vous prie de m’excuser pour cette partie un peu théorique mais je tenais à bien vous expliquer le cadre général.   Venons- en maintenant au cheveu que j’ai analysé ! Le cheveu naît dans un bulbe, à quelques millimètres sous la peau . Il est à ce stade constitué de cellules qui s’enrichissent en kératines, puis qui s’allongent et meurent.

-     Je me permets de vous interrompre, intervint Sivincci qui craignait entendre Vermersch se lancer dans un autre cours magistral et somme toute plutôt rébarbatif . Vous êtes formel ? Selon vous , ce cheveu a été perdu par un homme , plutôt jeune et blond.

-     Mais je viens de vous le dire ! C’est vous qui m’avez demandé des preuves plus scientifiques, espèce de petit Saint Thomas ! Vous m’obligez à couper les cheveux en quatre pour ensuite me le reprocher !Enfin , je vous le répète : pour le moment, je n’ai procédé qu’à une  rapide analyse au microscope. Sans même se lancer dans une longue analyse ADN, on peut étudier la tige, la partie visible du cheveu et elle peut déjà révéler de nombreux indices , comme par exemple l’origine ethnique de l’individu . Ensuite, le dosage de la testostérone, hormone surtout présente chez l’homme , permet de déterminer le sexe de l’heureux propriétaire. C’est ce que j’ai fait précisément dans ce cas .On peut faire un test ADN. De toute façon , une fois que vous aurez retrouvé le présumé coupable , il va bien falloir que je fasse les tests comparatifs.

-     Pas nécessairement. Si on réussit à le faire passer aux aveux , on vous épargnera ce travail. Et comment vous avez déterminé son âge ?

-     A vrai dire , ici , vous seriez en droit de me reprocher mon manque de scientificité mais je suis quasiment sûr de moi. Voyez-vous , j’ai relevé sur la tige du cheveu des traces de triéthanolamine ou trolamine  ainsi que de phénoxyéthanol et de butylphényl qui sont des produits entrant assez fréquemment  dans la composition de gels pour cheveux que l’on trouve communément dans le commerce…Comme ces gels sont plutôt utilisés par des individus issus de populations mâles et adolescentes, j’en déduis que notre ami, l’heureux propriétaire du cheveu est   un adolescent blond , car c’est la couleur du cheveu  qui, après vérification  poussée ,  n’a pas subi de teinture.

-     Bien vu , Vermersch !

-     Pas de quoi !   

-     Et merci pour les dépenses que vous avez épargnées au contribuable.

-     A moins que vous ne m’obligiez à faire des tests ADN comparatifs une fois que vous aurez retrouvé le présumé coupable.

-     On va chercher à éviter. Merci pour tout…Je vous rappelle en cas de besoin.

-     Pas de problème les garçons, je suis à vos ordres !

Sivincci raccrocha .

-     Assez fortiche , ce Vermersch…Vous trouvez pas que l’humour de Balembois commence à déteindre sur lui ? commenta Barthoulot.

-     Un peu , c’est vrai, lui répondit Sivincci. C’est vrai qu’ils passent pas mal de temps ensemble…Je dois reconnaître tout de même que c’est un sacré pro ! Bon, je résume : le cheveu appartient à un individu de sexe masculin, blond et adolescent.

-     Blond avec des cheveux mi-longs, renchéris-je. Compte tenu de la taille du cheveu en possession de l’ami Vermersch, cheveux mi-longs, assurément .

-     Exact, confirma Sivincci. Maintenant, on laisse faire Hirshauer et on attend paisiblement que Gisèle ait terminé de lui fournir tous les détails pour le portrait-robot.

-     Dacodac, que je  lui ai répondu . Barthou et moi, nous avons regagné notre bureau pour vaquer à nos occupations habituelles comme on dit et en espérant que Sivincci allait nous contacter rapidement.

-     L’attente n’a pas été longue , continua Auchaland avant de boire une longue goulée de bière . Peut-être une demie heure,  tout au plus …Sivincci nous appela pour nous annoncer qu’Hirschauer en avait terminé et il nous demanda de le rejoindre directement dans la salle où Gisèle et lui se trouvaient.

Hirschauer nous montra le fruit de son travail et nous pûmes découvrir le visage d’un jeune homme blond et au visage émacié , cheveux ébouriffés mais avec un certain ordonnancement, ce qui corroborait la théorie de Vermersch et du gel fixant, traits assez fins et réguliers  malgré un menton légèrement en galoche. Bouche assez large cernée de lèvres pas très charnues et yeux plutôt grands dont Gisèle n’avait pu définir la couleur. On avait la tête  et il nous fallait maintenant  un aperçu du reste. Avec quelques questions bien menées , on a réussi à obtenir la taille approximative de notre ami :  plutôt grand pour Gisèle qui dépassait à peine les 1 mètre 60 et on s’est tous mis d’accord pour les 1 mètres 80 et question poids , Gisèle a insisté sur le fait  que pour elle, il était maigre. On a retenu 65 kilos mais cela n’avait pas grande importance.

Sivincci remercia Gisèle et me demanda de la reconduire à l’hypermarché mais elle a refusé et nous a dit qu’elle préférait  rentrer en marchant. On l’a laissée repartir seule , à pied . Sincèrement, j’étais pas mécontent de ne pas avoir à la raccompagner car elle m’aurait saoulé de paroles  rien que sur la durée du trajet. Puis, branle-bas de combat ! Sivincci a ordonné à Hirschauer, qu’il a largement congratulé d’avoir su piloter Gisèle parce que ce n’avait pas dû être de la tarte, de nous tirer le plus rapidement possible une cinquantaine de portraits- robots et on a décidé tous  ensemble des endroits où il nous fallait les placarder avec un avis de recherche . Naturellement, il y avait l’hypermarché et tous les commerces de l’esplanade Grand Siècle mais on a décidé d’en mettre aussi dans les commerces de  la rue de Montreuil et également rue Saint- Charles. Et puis on a attendu.

Jusqu’à un matin , trois jours plus tard et précisément le jour de l’enterrement de monsieur Madeleine quand Pallion a appelé Sivincci pour lui dire qu’une femme demandait à le voir personnellement.

-     Qui c’est Pallion ?

-     Mais Justine, je te l’ai déjà dit ! C’est le responsable du parc de véhicules du commissariat . Doublé d’un  bon sportif,  aussi. Tous les ans , il participe au marathon de Paris. Je crois même qu’il réalise des chronos tout à fait honorables. Je me demande d’ailleurs  comment il fait avec son gabarit de troisième ligne !

-     Ah oui, c’est lui ! Effectivement, tu m’en as déjà parlé !

-     Je continue…Sivincci fait monter Pallion et la dame jusqu’à son bureau. Pallion laisse la dame s’installer puis les quitte tandis qu’ elle se présente à Sivincci.  Elle décline rapidement son identité puis il entend la  charmante femme âgée d’environ 40 ans lui annoncer qu’elle est la mère du gamin dont le portrait-robot est diffusé dans tout le voisinage. Elle lui dit qu’elle a bien reconnu Charles , son fils. Sivincci , prudemment et calmement,   lui demande si elle est vraiment sure que c’est son fils et elle éclate alors en sanglots tout  en lui déclarant que si une mère n’est pas capable de reconnaître son propre fils, même sur un portrait-robot , alors où va le monde ! Sivincci nous appelle, Barthou et moi et notre première réaction, une fois qu’on a tous eu parfaitement   compris que nous étions en présence de la mère de la personne qu’on recherchait, ça a été de lui demander où il était présentement. Elle nous a répondu qu’elle ne savait pas. Hier au soir,  elle est allée rapidement acheter trois bricoles au supermarché du centre Grand Siècle et elle a vu par hasard l’avis de recherche sur lequel elle a immédiatement et sans l’ombre d’un doute reconnu son fils .

Tu vois Justine,  tu vas certainement considérer ce que je vais te dire maintenant comme un lieu commun mais c’est pour moi  dans ces instants précis, qu’il est particulièrement  difficile d’être flic. Tu te souviens que trois jours plus tôt, Barthou et moi on se serait damné pour retrouver rapidement la ou les fripouilles qui avaient provoqué la mort de monsieur Madeleine et maintenant on était face à la mère d’un des deux morpions qui étaient dans le coup et on compatissait à sa douleur. Et plus encore quand elle nous a expliqué que son mari et elle étaient séparés depuis trois ans et qu’elle élevait seule son fils Charles et sa sœur Juliette, respectivement âgés de 16 et 12 ans. Elle nous a raconté que quand elle est rentrée de l’hypermarché , elle a de suite eu une discussion avec Charles et qu’elle lui a ordonné vivement d’aller se livrer immédiatement à la police . Après de véhéments échanges , dans lesquels il lui avouait surtout qu’il ne comprenait pas pourquoi il faisait l’objet de recherches ,  il  a accepté d’aller au commissariat le lendemain . Mais ce matin , elle a constaté qu’il avait disparu car sa chambre était vide. Elle l’a appelé plusieurs fois sur son portable mais est tombée à chaque fois sur la messagerie et elle lui a laissé des messages lui conseillant de revenir . Comme elle restait sans nouvelle aucune, elle a décidé d’aller elle-même à la police. Sivincci lui a alors demandé le numéro de portable de Charles et il nous a annoncé qu’il allait  l’appeler pour lui conseiller de se rendre au poste de police le plus proche de l’endroit où il se trouvait. Il a composé calmement le numéro du portable et a  laissé un message à la fois ferme et apaisant en précisant ses propres coordonnées . Il lui disait de ne pas s’affoler , que sa maman était au commissariat et que le mieux qu’il avait à faire était de le contacter personnellement.  Il a raccroché, a aimablement conseillé à madame Lecerf , la mère de Charles, de passer dans la salle à côté pour attendre calmement en compagnie d’une OPJ qu’il a  fait appeler par Anita , sa secrétaire.

Environ trois heures plus tard, Charles a contacté directement Sivincci. Il était à Nantes. Il avait pris un  train de banlieue en gare de  Chantiers jusqu’à Montparnasse puis le TGV pour Nantes. Ensuite,  tout est allé très vite. Sivincci a demandé à Charles de lui préciser exactement où il se trouvait. Il était dans un bar en face de la gare TGV et des collègues se sont chargés de venir le chercher après que Sivincci eut prévenu son homologue nantais. Pour que tout se déroule de façon la plus discrète possible et par respect pour la mère de Charles , Sivincci a tenu à ce que Barthou et moi allions directement à Nantes pour le  ramener jusqu’à Versailles. On a donc pris directement un TGV à Montparnasse tandis que Sivincci allait à l’enterrement de monsieur Madeleine. L’office religieux se déroulait en l’église Saint Symphorien qui regorgeait de monde même  si le quartier paraissait vide en cette période de vacances .

 Le soir même, en présence de sa maman, Charles a tout avoué .  Une heure plus tard, on a chopé Bernard qui habitait du côté de Satory et tout était terminé.

On n’a pas essayé de les monter l’un contre l’autre. On était en face de deux pauvres gosses qui venaient de se rendre compte qu’ils avaient fait une grosse connerie. Le reste tenait plus du champ de compétence du juge pour mineurs.

Voilà Justine, la fin de l’histoire des deux jeunes qui ont provoqué la mort de monsieur Madeleine…

-     J’espère au moins qu’il n’ont pas récolté de trop lourdes peines .

-     Non, cette fois , j’estime que la justice a correctement fait son boulot. Les deux gamins étaient mineurs au moment des faits  et ils n’ont pas directement tué monsieur Madeleine… ils ont provoqué sa mort après avoir eu l’intention de le dévaliser. De plus, Sivincci , dans son rapport avait écrit que Charles était venu se constituer prisonnier quand il a vu son portrait-robot affiché un peu partout dans le quartier.  

-      C’est triste…

-     Oui, mon ange. Je le concède…Mais tu sais, avec moi,  tu auras rarement droit à des histoires drôles. Alors , si tu veux , j’arrête de t’en raconter .

-     Il n’en est pas question , répondit Justine. Surtout pas ! renchérit-elle pendant qu’Auchaland la prenait dans ses bras. Elle l’embrassa tendrement et ils passèrent dans sa chambre.

 

Ne touchez pas l’épaule

Du cavalier qui passe,

Il se retournerait

Et ce serait la nuit,

Une nuit sans étoiles,

Sans courbe ni nuages.

 

L’allée.     Jules Supervielle.